Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 4, doc. 249
volume linkBern 1994
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2300#1000/716#737* | |
Old classification | CH-BAR E 2300(-)1000/716 336 | |
Dossier title | Paris, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 51 (1898–1898) |
dodis.ch/42659
Il n’y a décidément pas moyen de compter en France sur quelques mois de tranquillité et de pronostiquer quelque chose en politique, sans faire des réserves. Si un fait paraissait vraisemblable en décembre, c’était que le cabinet Méline resterait en fonctions jusqu’aux élections générales. Aujourd’hui, cela est très discuté.
La publication, par le «Siècle», de l’acte d’accusation contre Dreyfus a prouvé jusqu’à l’évidence que la condamnation est officiellement due au seul bordereau et à des bavardages d’officiers d’Etat-major. La publication du rapport Ravary, en janvier 1898, dans l’affaire Esterhazy, contient d’autre part la preuve officielle qu’il y a eu un second dossier Dreyfus, en dehors de celui dont parlait l’acte d’accusation. Que Dreyfus soit coupable ou soit innocent, une grosse maladresse constituant une violation du code militaire, qui exige la présentation au prévenu de tous les documents sur lesquels se base la prévention, ne peut guère être niée. Le fait que le Cabinet actuel ou tout au moins l’Autorité militaire actuelle ne veut, ne peut ou n’ose pas voir cette maladresse, a provoqué une émotion intense. Dans chaque famille française, dans chaque groupe social, dans chaque groupe politique, on est divisé. Les uns estiment que la révision du procès Dreyfus s’impose et qu’elle provoquera moins d’émotion que la prolongation de la nervosité actuelle. Les autres sont d’avis qu’en France, où le sentiment d’autorité est très affaibli, il y a un danger sérieux pour l’armée à proclamer que la justice militaire a agi légèrement, sous des influences de camaraderie, dans une circonstance grave, et qu’il faut, coûte que coûte, maintenir la condamnation dans l’intérêt suprême de la discipline. Voilà pour les gens qui raisonnent et qui ont conservé leur sang-froid. Quelques-uns croient qu’il faut temporiser, que l’émotion se calmera et qu’on pourra, dans quelques mois, reprendre l’examen de la question avec plus de sérénité. Mais l’immense majorité ne raisonne pas; la discussion tourne généralement à l’injure ou aux déclarations absolues, en sorte que dans une foule de familles françaises de ma connaissance on a dû s’abstenir de parler de l’affaire Dreyfus, pour que la vie demeurât tolérable. Le fait est que chaque jeune homme rentrant du service raconte autour de lui des histoires à dormir debout de fraudes commises par ses supérieurs et étouffées en haut lieu ou par les conseils de guerre, histoires que ces jeunes gens n’ont probablement pas été en mesure de contrôler plus que nous ne sommes en mesure de contrôler le jugement Dreyfus. Les éléments socialistes et démocratiques avancés, hostiles par principe à l’armée permanente, font naturellement chorus et s’agitent, en sens contraires, il est vrai, les uns critiquant l’armée et les autres s’abattant sur la ploutocratie juive et protestante. De l’autre côté, tout le monde aristocratique et catholique, ainsi que les partisans à outrance de l’alliance russe, qui nécessite à leur avis une politique conservatrice et une armée forte, n’admettent pas la discussion et estiment qu’il faut faire taire tout ce bruit. La foule des ex-boulangistes, sans parler des éléments qui espèrent pêcher en eau trouble, des antisémites professionnels et des milliers d’individus qui, dans les grandes villes spéculent sur le désordre, soufflent sur le feu.
Un vieux Parisien, républicain de naissance, homme distingué et ancien élève de l’Ecole Polytechnique, me disait que l’état d’âme des Parisiens d’aujourd’hui et le désordre des esprits lui rappelaient d’une manière frappante ce qui se passait à Paris dans les semaines qui précédèrent la publication des ordonnances de 1830 ou au cours de la campagne des banquets réformistes de décembre 1847 ou janvier 1848.
Pour ma part, je suis plutôt enclin à admettre que la République française commence à se trouver subitement et à la suite des brusques révélations de l’affaire Dreyfus en présence de l’une des deux grosses difficultés qui m’ont toujours inquiété pour elle, savoir l’existence d’une grande armée permanente dans une République démocratique en temps de paix. L’autre difficulté est la centralisation bureaucratique extrême, si inconciliable avec la démocratie. En aucun temps, sous aucun climat, une République importante n’a pu vivre d’une manière prolongée, avec une grande armée et avec des institutions centralisées. La démocratie des Etats-Unis n’a ni grande armée ni centralisation; l’armée romaine et l’armée de Bonaparte ont détruit la République.
Les parlementaires français, occupés de leurs petites querelles, de leurs petits profits et de leur réélection, comme aussi le Cabinet, composé de braves gens, mais dont on peut dire sans lui manquer de respect qu’il ne compte pas plusieurs hommes de génie dans son sein, sont surpris et un peu désemparés en présence de ces divisions et de ce déchaînement de l’opinion qui, il faut bien le dire, s’est mis à discuter l’armée.
On ne peut pas dire ce qui sortira de cette agitation: leo ambulat quaerens quem devoret. Il y a dans l’air un besoin de casser quelque chose. Ce quelque chose sera-t-il le Cabinet? ou le Ministre de la Guerre? Mon impression personnelle est plutôt négative, parce que je crois que la plupart des parlementaires ont leurs positions prises et leurs engagements liés avec le Ministère en vue des élections; une crise ministérielle dérangerait beaucoup de combinaisons; de plus, les politiciens professionnels sentent que les passions populaires, catholiques antisémites, sont de beaucoup les plus fortes; enfin, le Gouvernement, qui a seul en mains le dossier, peut dire tout ce qu’il veut, sans risque d’être actuellement contredit; les politiciens s’arrangeront certainement à ne pas paraître se trouver du côté Dreyfus plus qu’il ne faut.
Pour redescendre de ces hauteurs conjecturales sur le terrain pratique, j’estime qu’en tous cas il est une réforme qui s’impose en France, c’est celle de la composition des Conseils de guerre, où ne figurent que des officiers de troupe, à l’exclusion de tout élément juridique; si en France, le Président du Conseil de guerre, l’officier chargé de l’enquête et l’officier rapporteur avaient été des juristes comme c’est le cas chez nous, dans chaque division, pour le grand-juge, l’auditeur et le juge d’instruction, les erreurs de forme – pour ne pas dire plus – qui se sont produites dans l’affaire Dreyfus ne seraient pas survenues. Je pense que l’armée française est la seule sur le continent qui ne possède pas un corps de justice militaire proprement dit. Je ne parle que de fautes de forme, car, bien entendu, je ne peux pas raisonner sur le fond d’une affaire dont je n’ai pas vu le dossier. La nouvelle armée, depuis l’introduction du service obligatoire, réclame vaguement, et l’opinion publique réclamera de plus en plus pour elle des juges plus au courant des notions élémentaires de la procédure et du droit. En résumé, «gouverner c’est prévoir» comme avait dit Napoléon III; le Parlement et le Gouvernement, occupés de leurs petites affaires intérieures, n’ont pas prévu les proportions que prendrait l’agitation provoquée par l’affaire Dreyfus-Esterhazy. La marmite bouillonne; de quel côté, quand et sous quelle forme s’écoulera l’excédent de vapeur? Il est à craindre que l’agitation ne continue jusqu’à ce que l’exutoire ait été trouvé; il ne faut pas oublier que nous avons encore en perspective les procès du Ministre de la Guerre contre Zola2, d’Esterhazy contre le frère Matthieu Dreyfus, le renvoi du lt-colonel Picquart devant un conseil d’enquête, et peut-être un procès contre Mme de Boulancy au sujet de la fameuse lettre du Uhlan, arguée de faux par l’expert Charavay.
- 1
- Rapport politique: E 2300 Paris 51.↩
- 2
- Concernant les répercussions de la condamnation de Zola cf. le rapport de Lardy à Ruffy du 28 février 1898: [...] Au point de vue international, la passion avec laquelle l’immense majorité des Français a applaudi la condamnation de Zola au maximum de la peine a montré combien l’amour-propre national s’était peu à peu engagé dans la question. Le fait qu’un peu partout en Europe, la presse s’était montrée sévère pour la manière dont le Conseil de guerre avait statué sur l’affaire Esterhazy et contre la restriction du champ de la discussion devant la Cour d’Assises de la Seine, et le fait qu’en général elle proclamait légèrement l’innocence de Dreyfus et apportait beaucoup de sévérité dans ses appréciations sur l’Etat-major et la justice française, a profondément froissé ici. [...] Or, je pense que s’il est fort intéressant au point de vue théorique et académique de rechercher s’il a été commis une erreur judiciaire, il n’est pas agréable du tout, au point de vue pratique, pour les Suisses qui font des affaires en France ou pour les Suisses qui habitent la France de subir le contre-coup de certains articles enflammés parus dans nos journaux et représentant la France comme une lumière qui s’éteint, une conscience qui s’obscurcit; on lit en France les journaux de la Suisse romande plus que les journaux d’Allemagne ou d’Angleterre et il est à craindre qu’au point de vue des relations entre les deux payset de la bonne situation de notre colonie en France, la continuation des polémiques sur l’affaire Zola ne soit exploitée contre nous par ceux qui y auraient intérêt. [...] J’ai dit à M. Hanotaux que j’avais écrit, à titre privé, à des personnes en situation d’agir sur notre presse ou nos autorités locales, afin d’éviter des manifestations publiques ou de carnaval ou de théâtre dans les circonstances actuelles et que je croyais que c’était sous cette forme individuelle plus que sous la forme officielle, qu’on pouvait agir. (E 2300Paris 51). Voir aussi RP Lardy du 5 décembre, non reproduit.↩