Classement thématique série 1848–1945:
II. RELATIONS BILATÉRALES
3. Argentine
3.2. Colonies suisses
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 4, doc. 127
volume linkBern 1994
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2#1000/44#285* | |
Old classification | CH-BAR E 2(-)1000/44 21 | |
Dossier title | Berichte des schweizerischen Gesandten in Buenos Aires über seine Rundreise zu den Schweizerkolonien (1894–1894) | |
File reference archive | D.122.07 |
dodis.ch/42537 Le Ministre de Suisse à Buenos Aires, E. Rodé, au Chef du Département des Affaires étrangères, A. Lachenal1
Comme j’avais l’honneur de vous en informer le 18 décembre dernier et le 13 courant2, je suis parti dimanche soir, le 14, pour la province de Santa Fe. Ma première étape fut la ville de Rosario où j’arrivai le lundi 15 à 7 heures du matin. J’y passai la journée. Le lendemain matin je partis pour Carcarana, la colonie des célèbres lyncheurs3 et rentrai le soir à Rosario. Le mercredi, je me dirigeai sur Rafaëla, le jeudi sur Esperanza, de là le vendredi sur Humboldt et Saint-Jérôme puis, le même jour, sur la capitale de la province. Je passai la journée du samedi 20 à Santa Fe. Le dimanche, je remontai le Paranâ, puis le fleuve Saint-Janvier pour aller visiter la colonie d’Helvecia; j’y arrivai à la nuit. Le lundi 22 je rentrai à Santa Fe en m’arrêtant à Cayastà. Le mardi matin, je partis pour San Carlos, le mercredi soir pour la Mathilde et de là pour Buenos Aires où j’étais de retour le jeudi 25 courant au matin.
Dans cette longue et pénible tournée d’environ 1500 kilomètres au cours de laquelle j’eus à subir fréquemment des chaleurs supérieures à 40° centigrade, j’ai touché toutes les colonies que pour un motif ou pour l’autre je pouvais avoir intérêt à visiter. Le but principal de mon voyage était de pacifier les esprits de nos concitoyens et de leurs fils argentins, de renseigner nos colons sur les conséquences funestes que ne manquerait pas d’entraîner pour eux une nouvelle prise d’armes et de leur donner des conseils de prudence pour l’avenir. Je voulais aussi recueillir sur les lieux mêmes et de la bouche des intéressés des informations précises concernant les dommages qu’ils avaient subis par suite des événements révolutionnaires. Je me proposais de vérifier en même temps l’état de l’instruction dans les affaires von Wyl et Sturzenegger4 et d’exercer une pression sur les autorités provinciales pour en activer la solution. Enfin, je pensais, entre autres, m’occuper à Santa Fe de l’affaire des lyncheurs de Carcarana et engager l’interventeur national (lisez commissaire fédéral) à Santa Fe et le terrible Leiva lui-même à étouffer ce procès. L’avenir et probablement un avenir rapproché démontrera si j’ai réussi dans la tâche que je m’étais assignée.La partie difficile, épineuse de mon programme était la pacification de nos colons. Afin d’en réunir le plus grand nombre possible autour de moi, j’avais communiqué mon itinéraire – qui fut suivi au pied de la lettre – aux principaux d’entre eux et je l’avais fait publier dans trois ou quatre journaux répandus dans les colonies. Aussi, partout où je m’arrêtais y avait-il foule; non seulement les colons de l’endroit étaient présents, mais les colonies avoisinantes se faisaient représenter par des délégations. Et nos colons suisses n’étaient pas toujours seuls, fréquemment les Allemands, les Français et même les Italiens se joignirent à eux.
Après avoir entendu les colons qui avaient des communications à me faire ou des réclamations à me présenter, j’exposai chaque fois nettement le but de ma visite. Ce but était de les engager, Suisses et fils de Suisses, à ne pas faire un nouvel appel aux armes, quel que fût le résultat des prochaines élections provinciales. «Ne vous mettez à la remorque d’aucun parti politique», leur dis-je, «organisez-vous, pour vous-mêmes et par vous-mêmes, afin de revendiquer vos droits légitimes par les moyens légaux, mais ne vous mêlez pas à la lutte armée. Lorsque vous vous êtes laissés entraîner, en 1893, en 1890 et auparavant, vous n’avez fait que tirer les marrons du feu pour autrui et c’est vous, c’est l’élément étranger qui a fini par payer les pots cassés. Il en sera de même à l’avenir si vous ne suivez pas mes conseils. Des gens intéressés et parmi eux de faux-frères vous incitent à préparer un nouveau soulèvement. Ne les écoutez pas. Ces mêmes individus seront peut-être les premiers à venir mettre à sac vos demeures lorsque votre tentative de révolte aura été comprimée. C’est à vos biens qu’on en veut. Propriétaires des meilleures terres de la province, vous risquez trop dans une révolution et ne pouvez pas, en cas de revers, quitter le pays et abandonner vos biens à la merci de l’adversaire comme le gaucho qui ne possède presque rien. Enfin vous ne désirez pas vous mettre à la place du parti au pouvoir, ce qui est le but de toute révolution dans ce pays, vous ne demandez – politiquement – rien pour vous, vous travaillez pour autrui. Et puis il faut être pratique. Vous imaginez-vous pouvoir changer la face des choses dans la province et dans la République? Je ne le pense pas. Comptez donc avec ce qui est et avec ce qui sera vraisemblablement, c’est-à-dire avec le gouvernement de Leiva, et voyez si vos intérêts bien compris vous engagent «malgré tout» à combattre sa candidature autrement que par les moyens que vous donne la loi.»
Spécialement à l’adresse des Suisses non-Argentins, j’exprimai la ferme conviction qu’eux, en tout état de cause, assisteraient passifs à une nouvelle prise d’armes. «La répression a été douce cette fois», dis-je, «mais j’ai lieu de craindre que les étrangers faits prisonniers dans un nouveau soulèvement seraient passés par les armes impitoyablement. Et ce serait vainement que vous vous adresseriez, dans votre détresse, à la Légation; elle ne pourrait rien faire pour vous. Tandis que si vous ne vous écartez pas de la voie légale, la Légation soutiendra par tous les moyens vos justes revendications. C’est même pour les exposer à qui de droit que je m’en vais à Santa Fe.»
Invité à faire connaître mon sentiment au sujet du mouvement qu’on a cherché à provoquer depuis quelques années dans les colonies pour engager les étrangers à se naturaliser argentins, je répondis que le Suisse ne perd pas sa nationalité originaire par l’acquisition d’un nouveau droit de cité, mais qu’il perd le droit à la protection du représentant de la Suisse dans le pays dont il est reçu citoyen. Je résumai mon appréciation sur l’opportunité et l’utilité d’acquérir la nationalité argentine de la manière suivante: «Si vous voulez faire de la politique», dis-je, «faites-vous naturaliser; mais si vous voulez rester Suisses, ne faites pas de politique.»
Mes avis et conseils dont je ne puis vous communiquer qu’un abrégé rudimentaire furent toujours écoutés avec le plus profond silence et une religieuse attention. J’insistai sur le fait que je ne voulais tenter aucune démarche à Santa Fe autrement qu’en communion d’idées avec eux et conformément à leurs vues et qu’ils devaient me le dire carrément s’ils n’étaient pas d’accord avec mes intentions. «Car», ajoutai-je, «si je vais demander quelque chose pour vous au parti dominant à Santa Fe, il est clair que je dois pouvoir lui apporter la garantie morale que vous ne vous préparez pas à reprendre les armes contre lui.»5 Dans quelques colonies, à Esperanza notamment, j’eus à vaincre des résistances opiniâtres et je dus entendre jusqu’à des têtes blanches me dire: «M. le Ministre, vous pouvez avoir raison au point de vue de la prudence, mais quand le moment sera venu de faire parler la carabine, nous serons de nouveau là; nous sommes bien décidés à leur régler leur compte à tous ces exploiteurs.» Cependant les plus violents finirent par se rendre à mes arguments et par me donner l’assurance qu’ils «ne bougeraient pas cette fois».
Et je crois qu’ils tiendront parole. Il est donc permis d’espérer que la période électorale si dangereuse que nous allons traverser se passera sans que les colons suisses et leurs fils prennent part aux soulèvements qui pourraient se produire. Pour les premiers, je crois pouvoir le garantir; et si les seconds, citoyens argentins, jugent conforme à leurs intérêts de recommencer la lutte armée, il n’y aura pas lieu de s’en émouvoir outre mesure. Ce sont des gens réfléchis et déterminés et qui entendent assumer entièrement les conséquences de leurs actes. Ils ne sont pas, du reste, sous la tutelle de la Légation.
[...]6
- 1
- Lettre: E 2/285.↩
- 2
- Non retrouvés.↩
- 3
- Cf. E 2200 Buenos Aires 2/5. Pour les assassinats de Suisses en Argentine cf. aussi E 2001 (A) 1717 et les RG’s 1893-1898 (FF’s 1894, II, pp. 290 s., 1895, II, p. 18, 1896, II, pp. 658, pp. 658 s., 1897, I, pp. 1029 s., 1898, I, p. 857 s., 1899, I, p. 723).↩
- 4
- Cf. E 2200 Buenos Aires 2/12.↩
- 6
- Suivent 18 pages manuscrites, à propos des réclamations de colons suisses et de l'affaire des lyncheurs de Carcaraña. Concernant la situation en Argentine, cf. aussi no RP 40. Pour la révolution de Santa Fe, cf. E 2200 Buenos Aires 2/4.↩