Treffen mit Churchill: seine Äusserungen über den Zweiten Weltkrieg, die Schweiz, Stalin, den Kommunismus, die Atombombe.
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 16, doc. 43
volume linkZürich/Locarno/Genève 1997
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2800#1990/106#80* | |
Old classification | CH-BAR E 2800(-)1990/106 16 | |
Dossier title | Correspondance avec Carl J. Burckhardt (ministre de Suisse à Paris) : volume II (1945–1949) | |
File reference archive | 321.31 |
dodis.ch/1708
M. Winston Churchill étant arrivé pour trois jours à Paris, il a bien voulu se rappeler une conversation que nous eûmes en 1937 à Londres et il a demandé à me voir. Nous avons donc dîné ensemble hier, chez M. Duff Cooper, en très petit comité, avec M. Paul Reynaud.
Churchill n’a pas beaucoup changé au cours des années qui viennent de s’écouler. Il avait l’air de se porter à merveille. Très silencieux à table, regardant de temps en temps un des convives comme pour prendre sa mesure, il mangea abondamment, se fit remplir ses verres et les vida, l’un après l’autre, et, lorsqu’il fut arrivé au terme du repas, refusa avec mépris le cigare qu’on lui offrit et en sortit deux exemplaires considérables de sa poche, mordit le bout de l’un et l’alluma aussitôt. C’est à ce moment-là seulement qu’il se mit à parler et nous raconta ce qu’il appelle la «bataille d’Angleterre» ou «la Marne anglaise», la victoire sur la flotte aérienne allemande. Puis, fermant ses lourdes paupières, renversant le torse, comme s’il se parlait à lui-même, il s’écria: «Ah, it was very exciting!». Brillant récit, dramatique, dans le style du meilleur Kipling, avec quelque chose de personnel, d’inimitable, fait de force, d’une espèce de joie ramassée, vigoureuse, que je n’ai jamais vu poindre de cette façon-là sur aucun visage, joie que lui inspire le combat sous toutes ses formes, au passé, au présent et à l’avenir. L’on avait un très curieux sentiment, à cette table. Surtout pendant les silences de l’ancien Premier Ministre. Une sensation comme si ce petit cercle de convives allait perdre l’équilibre et être projeté en l’air par le poids que représentait l’hôte principal. Ces quelques femmes du monde, cet Ambassadeur et ce politicien français apparaissaient réellement comme des figurants. Dès que Churchill disait quelque chose, tout le monde se taisait pour l’écouter. La déférence frétillante de M. Paul Reynaud ne connut pas de limite; il essaya d’atteindre Churchill en lui racontant l’histoire de sa captivité, abusant du vocabulaire usé au cours de ces derniers mois et se servant d’une infinité de qualificatifs comme «meurtri», «douloureux», héroïque», «écorché». Mais l’Anglais l’interrompit avec impatience en disant: «Enfin, vous avez été prisonnier et pas trop mal traité, à en juger par votre état actuel». Puis, tout à coup, il se tourna vers moi et, à brûle-pourpoint me dit2: «J’aime beaucoup votre pays. C’est le meilleur sur le continent3. Vous avez fait votre «affaire»4 aussi bien que si vous aviez été des Anglais. «L’affaire» de votre réduit, c’était une des choses vraiment bien de ces dernières années. Ça m’a plu. Evidemment, si moi je vous aime, par contre, mon ami Staline vous déteste et il faudrait maintenant que vous restiez calmes aussi en face de lui». Tout cela à table, devant tout le monde, et personne n’en perdait une syllabe. Avant que les dames ne quittent la salle à manger, Churchill me dit: «Je vais vous dire quelque chose tout à l’heure». Puis il se retira dans un coin, avec M. Reynaud, et le cribla de questions précises, auxquelles son interlocuteur répondit avec agilité. Mais, après une demi-heure, Churchill revint de mon côté et me dit: «J’ai abattu le nazisme», avec l’expression d’un homme de chez nous qui dirait, le soir, à l’auberge: «J’ai abattu le grand sapin qui menaçait le toit». Puis il ajouta: «Mais il ne faut pas oublier que j’ai, toute ma vie, été un ennemi irréductible du communisme et, jusqu’à la fin de mes jours, je le combattrai. Le combat a commencé. Il faut maintenant sortir des accommodements. Le totalitarisme communiste est actuellement l’ennemi No 1. Si nous voulons sauver la civilisation, il faut nous défendre. Pendant la guerre contre les Allemands, nous avons eu besoin des Russes, mais les Russes, c’est autre chose que le communisme. Nous avons eu besoin d’eux, maintenant, la situation a changé. Il faut marquer nettement et définitivement qu’on ne pactise pas avec des méthodes de mensonge, de calomnie et de cruauté. Les choses sont toujours beaucoup plus simples qu’elles n’en ont l’air. Il n’y a qu’un oui et qu’un non. C’est par les éternelles tentatives de transition et par trop de nuances compliquées que l’on se perd». Il avait mordu son deuxième cigare et, de sa bouche butée et méprisante, en avait craché le bout. Tout ce qu’il m’avait dit, d’ailleurs, j’aurais pu l’entendre raconter par un vieux «Zunftmeister» solidement campé dans sa tradition bourgeoise, dans ma ville natale5. Mais il y avait là cette chose indéfinissable, la personnalité tout court et la personnalité historique qui donnait du relief à toutes ces simplifications. Et Churchill continua. Le programme qu’il développa pour nous, tout en restant très simple, ne paraissait réserver aucune récompense pour les qualités qu’il avait bien voulu nous reconnaître, car il dit: «Vous avez beaucoup d’argent (a lot of money) et avec cet argent, vous devez renforcer, renforcer, renforcer votre armée, parce que vous aurez peut-être l’occasion de vous battre cette fois, en première ligne». Cette constatation fut suivie encore de quelques éloges pour le travail que nous avons fait pour les prisonniers, puis l’ancien Premier Ministre ajouta: «Votre neutralité, je n’en connais pas l’historique, mais elle nous a rudement servi au point de vue stratégique. Elle est une nécessité, ou plutôt elle a été une nécessité, car la prochaine fois, si nous ne réussissons pas à l’éviter, plus rien ne tiendra, aucune loi internationale. Ce ne sera qu’alors que nous connaîtrons la guerre totale. Il ne faut d’ailleurs pas trop se laisser frapper par la fameuse bombe atomique (son expression devint pétillante lorsqu’il parla de cet engin); tout le monde l’aura; tout le monde l’emploiera et c’est le plus intelligent qui frappera le mieux et le plus vite». Puis, après ces prophéties, légèrement atteintes par le troisième brandy et le deuxième whisky, subitement, il se reprit et, avec vivacité, se tournant de mon côté, demanda: «Vous avez des ennuis avec les Russes ici?» Je répondis: «Ici en France, non. Je sais seulement qu’ils ont demandé au Ministère de l’Information de ne plus citer la presse suisse». Churchill alors se tapa le genou et, bien inutilement, appela M. Paul Reynaud: «Reynaud, vous avez entendu cela? C’est énorme! Ils vous demandent de ne pas citer la presse suisse, la seule qui est bien renseignée sur le continent. Ah, vraiment, ils s’installent comme chez eux, ils ne se gênent pas!»
J’ai eu l’impression qu’il ne servait pas à grand chose de continuer la conversation sur le thème russe, que je n’obtiendrais ni conseils utiles, ni appréciations, mais que, d’une façon générale, j’avais à côté de moi une force, un accumulateur d’énergie aux décharges violentes, subites, un lutteur perdant pied dès qu’il se trouvait sans adversaire sur qui s’appuyer, un entraîneur d’hommes, un merveilleux conteur, un esprit nourri, dru, fécond en trouvailles, en improvisations, en ripostes cinglantes, mais non pas que ce grand Anglais, à mes côtés, appartenait à la classe des véritables hommes d’Etat, qui prévoient, avec un sens réel des responsabilités, qui connaissent l’interdépendance des événements que l’on suscite. Ce «it was very exciting», prononcé avec une sorte de sensualité profondément satisfaite, me restera avec tout ce que cela comportait d’accent triomphant6.
- 1
- Rapport: E 2800/1990/106/16.↩
- 2
- Annotation manuscrite de C. J. Burckhardt en bas de page: Il s’exprimait en français, tandis que le récit fut fait en anglais.↩
- 3
- Annotation manuscrite de Burckhardt sur le texte dactylographié: (sic).↩
- 4
- Annotation manuscrite de Burckhardt dans la marge: en disant «affaire», il entendait politique!↩
- 5
- Les maîtres de corporations jouissent d’une grande autorité à Bâle où ces associations traditionnelles jouent un rôle considérable dans la vie sociale.↩
- 6
- Burckhardt a ajouté un post-scriptum manuscrit: Je ne voudrais point donner à ces boutades d’un homme d’Etat en congé trop d’importance. Cependant, deux choses me frappèrent, une fois le fait que sa sympathie pour la Suisse semble réelle, puis d’autre part la légèreté avec laquelle il improvisa l’évocation d’un cas qui nous forcerait à jouer le rôle de la Pologne. Il me fit une allusion encore que je ne voudrais pas divulguer: il parla du «travail intérieur» que l’Angleterre actuellement tentait de faire en Russie pour créer aux Soviets des difficultés. J’ajoute à ce mot que le profond pessimisme qui régna ici au cours de la semaine prochaine [sic]s’est un peu dissipé. L’élection du Général lui permettra maintenant de poser ses conditions, les cérémonies de dimanche lui ont valu de grandes ovations populaires. A ce propos, je voudrais indiquer qu’à la tribune, dimanche, M. Bogomolov très spontanément est venu me saluer et me serrer la main.↩
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