Language: French
2002
Michel Fior: Les banques suisses, le franc et l'Allemagne. Contribution à une histoire de la place financière suisse ( 1924-1945), Genève, Droz, 2002,335 p.
Bibliographical reference (Bib)
http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RHMC&ID_NUMPUBLIE=RHMC_503&ID_ARTICLE=RHMC_503_0188



MICHEL FIOR, Les banques suisses, le franc et l'Allemagne. Contribution à une histoire de la place financière suisse ( 1924-1945), Genève, Droz, 2002,335 p.

L'école d'histoire bancaire et financière suisse s'est structurée solidement depuis une douzaine d'années (P. Marguerat, Y. Froidevaux, S. Guex, B. Etemad, voire Y. Cassis) et voit surgir de jeunes recrues.

M. Fior a ainsi participé aux recherches de la Commission Bergier sur les activités des établissements helvètes pendant la période nazie et a lu nombre d'archives de la Société de banque suisse et de la Banque nationale suisse, la banque centrale. Comme la SBS est alors la première maison du pays, ces lectures permettent à son livre d'être fiable et riche en informations statistiques et archivistiques - même s'il se complaît parfois trop dans des analyses bien générales et pesantes, sans lien direct et explicite avec ses thèmes-clés, par exemple avec trop de rappels théoriques qui ne sont pas assez articulés au sujet.

Son intention est d'identifier l'origine des capitaux importés par le pays et ainsi de mieux cerner l'une des sources de refinancement des banques, avant de déterminer leurs flux d'exportation ou de réexportation de cet argent. Le paradoxe est que ces fameuses banques sont finalement fort peu présentes physiquement à l'étranger, beaucoup moins que leurs consoeurs parisiennes, par exemple, et bien sûr, sans commune mesure avec leurs consoeurs britanniques. Or les circonstances de la guerre et les aléas du système monétaire de l'entre-deux-guerres les rendent attractives par elles-mêmes : ce sont les capitaux qui vont à elle. Ces engagements hors de Suisse sont révélés au grand jour en 1931-1945 quand une masse d'argent se retrouve immobilisée en Allemagne dans des crédits irrécupérables à court terme, d'où de grosses difficultés pour plusieurs établissements, comme l'UBS ou la Banque populaire suisse, alors que la SBS et le Crédit suisse résistent mieux. C'est qu'elles ont toutes financé les besoins en trésorerie des firmes germaniques et les prêts à l'export d'une économie allemande extravertie, d'autant plus que ces activités leur procuraient des revenus d'intérêts élevés (de 6 à 7%) alors que le taux d'intérêt était laminé en Suisse même par une concurrence interbancaire exacerbée. En sus, quelque 510 millions de francs suisses ont été empruntés (en obligations) par les Allemands en Suisse en 1924-1930, soit le tiers de tous les emprunts étrangers placés dans le pays - parfois par le biais de filiales financières créées sur la Suisse par les firmes allemandes. En ajoutant crédits et obligations, l'encours de cette dette germanique frôle les 3600 millions de francs suisses en juin 1930 et la Suisse se retrouve le quatrième créancier de l'Allemagne ( 13% du total) derrière les États-Unis, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.

M. Fior analyse alors les retombées des blocages juridiques, financiers et monétaires qui entravent le rapatriement de cet argent ( 2400 millions sont encore bloqués en 1946), les négociations menées, et ses références d'archives sont souvent intéressantes pour une histoire événementielle financière et bancaire, au fil des mois en 1931-1939.

Reconnaissons que la troisième partie, consacrée au rôle de la BNS dans la politique monétaire, déçoit car elle s'englue dans des considérations générales sans lien direct avec la Suisse, en un résumé touffu de notes de cours ou d'ouvrages, sans apport réel de données fraiches sur la BNS elle-même. L'on apprécie du coup plutôt mal l'autorité exercée par la banque centrale sur les banques; cela dit, le livre soupèse avec doigté (mais une relative superficialité par rapport à des textes plus robustes déjà publiés par S. Guex) le jeu des forces politiques et socio-économiques à propos de la fixation des taux d'intérêt, du prix de l'argent, de la valeur du franc, etc. Une bonne analyse des débats autour de la dévaluation et des effets spontanés du maintien de la convertibilité au sein d'un monde de contrôles du change permet de compléter l'histoire de la place financière suisse par ce biais, en parallèle à la partie consacrée aux engagements internationaux des banques. Mais l'on retrouve l'Allemagne par ce biais également, puisque la BNS se met à lui acheter de l'or pour renforcer ses réserves (pour 1200 millions de francs suisses en 1939-1945), ce qui permet à M. Fior d'alimenter lui aussi le fameux débat sur les origines de cet or (puisé par les nazis en Belgique, aux Pays-Bas, en Tchécoslovaquie et au Luxembourg, voire récupéré sur les dépouilles des biens juifs). Cela dit, l'URSS elle aussi est passée par la Suisse pour vendre de l'or et obtenir des dollars.

Cette permanence des relations germano-suisses se retrouve encore dans la troisième partie du livre quand M. Fior reconstitue avec une précision aussi grande que possible comment les nazis sont passés par le franc suisse pour le règlement de leurs opérations commerciales avec divers pays, surtout le Portugal (wolfram, importations sud-américaines), l'Espagne, la Roumanie (pétrole) - pour 600 millions de francs suisses à propos de ces trois pays pendant la guerre - et la Turquie, notamment pour leurs achats de matières premières et de denrée, ce qui permettait à chacun une discrétion de bon aloi pour échapper aux regards par trop observateurs de belligérants mécontents.

Evidemment, se pose la question de la lucidité des banquiers et de la banque centrale devant les implications de tels flux, où la place suisse se renforçait grâce aux activités allemandes- La BNS aurait acquis 1230 millions de francs suisses sur les 2144 volés par les nazis en 1940-1945; la fusion de ce métal en lingots « neutres » devient une pratique banale. L'on comprend que les États-Unis aient bloqué les avoirs monétaires suisses sur New York; la BNS empile ainsi 1100 millions de francs suisses correspondant aux exportations suisses vers les États-Unis par les firmes qui se font payer en francs suisses sur la Suisse tandis que la BNS accroît son actif gelé outre-Atlantique.

Le livre s'achève par une étude plus pointue consacrée à la seule SBS et à l'évolution de sa situation pendant les années 1920-1940. On retrouve le même cheminement événementiel mais à l'échelle de cette seule maison : l'Allemagne constitue le quart de ses engagements en 1929, et elle n'en récupère qu'une faible partie, d'où le passage de leur valeur en provisions puis en pertes au fil des ans, pour un quart de ses fonds propres de 1931. Par chance, la solidité des finances de la banque lui permet d'éponger ces pertes et d'éviter toute crise de confiance, et elle sait réorienter ses activités vers les États-Unis, qui constituent en 1945 une moitié de ses engagements, ce qui confirme la malléabilité et la capacité d'adaptation des banquiers. Une agence est ouverte à New York.

Certes, ce livre comprend de grandes parties qui fonctionnent plutôt en juxtaposition les unes par rapport aux autres sans construction d'ensemble, et il se fourvoie en dérives de méditations théoriques sans rapport opératoire avec les analyses historiques.

Mais celles-ci sont toujours intéressantes, fouillées, riches en témoignages d'époque, en données chiffrées. Les flux d'argent sont bien reconstitués et mesurés, et, au fond, le titre du livre annonce la couleur : il s'agit bien d'une « contribution » à l'histoire de la place suisse, avec un apport substantiel et aisément mobilisable pour des cas d'étude.

Hubert BONIN
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