Classement thématique série 1848–1945:
III. RELATIONS ÉCONOMIQUES INTERNATIONALES
III.2. LES ALLIÉS
III.2.3. NÉGOCIATIONS ÉCONOMIQUES AVEC LES ALLIÉS À BERNE EN FÉVRIER ET MARS 1945
Abgedruckt in
Diplomatische Dokumente der Schweiz, Bd. 15, Dok. 402
volume linkBern 1992
Mehr… |▼▶Aufbewahrungsort
Archiv | Schweizerisches Bundesarchiv, Bern | |
▼ ▶ Signatur | CH-BAR#E7110#1973/135#239* | |
Alte Signatur | CH-BAR E 7110(-)1973/135 14 | |
Dossiertitel | Déblocage d'avoirs français en Suisse (1944–1945) | |
Aktenzeichen Archiv | 821 • Zusatzkomponente: Frankreich |
dodis.ch/48006 Rapport du Département politique sur les négociations financières avec la Délégation alliée1
Les négociations qui se sont déroulées à Berne, du 12 février au 8 mars 1945, entre les Autorités suisses et une Délégation alliée formée de représentants des Gouvernements américain, britannique et français ont permis d’écarter certains malentendus de part et d’autre et ont donné à la Suisse l’occasion d’exposer son point de vue à des interlocuteurs de choix, non dépourvus de compréhension pour notre pays. Nous nous proposons de vous donner ci-dessous un aperçu de l’aspect financier de ces négociations, lequel ne peut cependant être dégagé sans autre du tout que constitue cette prise de contact avec les Alliés.
Pour bien saisir le caractère assez particulier de ces pourparlers, il faut avoir présente à l’esprit la situation générale de la Suisse telle qu’elle apparaissait au seuil de l’année 1945. Tributaire, jusqu’alors, de l’Allemagne pour une bonne part des matières premières utilisées par son industrie, notamment le charbon et le fer2, notre pays a vu les livraisons allemandes s’amenuiser peu à peu, au fur et à mesure du recul de la Wehrmacht devant la poussée conjuguée des Alliés à l’Ouest et à l’Est. Cet amenuisement est arrivé au point que l’Allemagne, depuis fin novembre 1944, n’était plus en mesure de nous fournir de charbon. Dans le même temps, la désorganisation de son réseau ferroviaire réduisait à presque rien les autres échanges commerciaux, créant ainsi une situation de fait absolument nouvelle.
Dans le secteur alimentaire, d’autre part, la Suisse coupée depuis cinq mois de la péninsule ibérique et des stocks s’y trouvant déposés, assistait avec inquiétude à la diminution des réserves intérieures dont on escomptait qu’elles permettraient tout juste de faire le pont jusqu’à la prochaine récolte3.
C’était donc acculée dans une impasse que la Suisse voyait s’ouvrir les négociations avec les Alliés.
Délivrées néanmoins du souci qu’aurait constitué pour elles le choix périlleux à faire entre le travail et le pain, si l’Allemagne avait été encore à même de fournir du charbon, les Autorités fédérales n’avaient pas à hésiter sur la politique à suivre: il fallait à tout prix obtenir la reprise du transit à travers la France permettant l’acheminement en Suisse de marchandises d’importance vitale pour elle. Mais il ne s’agissait pas seulement d’assurer notre bien-être matériel; il fallait également, sur le plan politique, faire sortir la Suisse de son isolement, en recréant chez ses interlocuteurs alliés la confiance qu’elle semblait avoir perdue pour n’avoir pas, en tant que neutre, embouché la trompette des Nations Unies dans la lutte «for freedom and democracy».
Ces quelques truismes devaient être rappelés avant que nous puissions aborder l’objet même des négociations.L’adjonction aux Délégations d’experts financiers nous a quelque peu surpris au premier abord. Les banques, prudentes à l’extrême depuis que le spectre du Warning allié leur est apparu le printemps dernier, redoutaient une nouvelle offensive et son cortège de restrictions nouvelles4. Les Autorités fédérales, de leur côté, justement inquiètes de la campagne menée par la presse américaine, sous l’influence de Moscou, contre les capitaux de l’Axe soit disant dissimulés en Suisse, s’attendaient que les Alliés insistent auprès d’elles pour obtenir leur ralliement à la Résolution VI de Bretton Woods et tentent, du même coup, d’amener le Conseil Fédéral à prendre les mesures propres à soutenir les desseins des Nations Unies tels qu’ils sont exprimés dans cette résolution.
On pouvait aussi se demander si les pourparlers financiers de Berne ne porteraient pas, avant tout, sur les questions discutées aux Etats-Unis par la Délégation de banquiers suisses qui s’y étaient rendus, en octobre 1944, afin de mettre un point final officiel à des échanges de vues qui pour utiles qu’ils furent n’avaient toutefois pas permis d’aboutir à une entente au sujet des avoirs suisses bloqués outre Atlantique5. Bien qu’il s’agît là d’une question essentiellement américaine, la présence dans la Délégation de M. Orvis Schmidt, chef du Foreign Funds Control américain, pouvait donner à penser que cette présomption avait quelque fondement.
Quoi qu’il en soit, si à la veille des négociations il était encore permis d’hésiter entre ces divers sujets d’actualité, les déclarations faites par M. Currie dans son discours d’ouverture ont écarté toute équivoque par le relief même qu’il donna à son allusion aux problèmes financiers:
«In raising the implementation of Resolution VI of the Bretton Woods Conference I want to make clear the importance to the Allied Nations of its prompt and effective implementation. In approaching this problem we think in terms of the human lives and enormous resources which have been spent to defeat our enemies on the battlefield. We cannot allow the military victory now being won at this tremendous cost to be vitiated, or our hopes for future peace and security to be jeopardized by the defensive financial operations of our enemies... There is ample evidence that... German war leaders and war criminals have for some time been anticipating the defeat of Germany on the battlefield in this war and have been carrying out plans to preserve their influence and power in the post war world. Important to such plans is their ability to finance themselves and their agents, and they are accordingly taking steps to elude the control, which they anticipate will be established by the Allies in a defeated Germany, and to establish financial arrangements outside of Germany to finance their post war operations... Our enemies have chosen Switzerland as a country through which to conduct their financial operations not only because of its geographical position and the strength of its currency and financial institutions, but also because of certain Swiss banking laws and practices which are designed to permit persons wishing to do so to hide their identity and to operate in secrecy... The seriousness with which this problem is regarded is indicated by the fact that 44 United Nations meeting at Bretton Woods last June to make plans for the establishment of a world bank and a stabilization fund took the occasion to pass Resolution VI. Furthermore, the government of each of the United Nations have since formally requested each of the neutral countries, to take the measures called for in that Resolution... Effective action by Switzerland in accordance with this Resolution is considered by the Governments of the United States, Great Britain and France to be of such importance that it is regarded as a sine qua non of the trade agreement under discussion6.»
Ouvertes sous de tels auspices, les négociations financières semblaient devoir jouer un rôle prépondérant et revêtir un caractère d’autant plus délicat qu’elles s’élevaient sur le plan politique, ainsi que l’attestent éloquemment les quelques passages du discours Currie que nous avons cités.
Indépendamment, d’ailleurs, du prix que leur attachaient les Alliés, ces pourparlers promettaient d’être ardus étant donnée la matière même sur laquelle ils devaient porter. Pour des esprits façonnés par les cultures latine et germanique qui déterminent nos modes de pensée, pour des juristes abreuvés aux sources du droit romain, des textes aussi imprécis que les déclarations alliées des 5 janvier 1943, 22 février 1944 ou que la Résolution VI de Bretton Woods - reflets d’une conception juridique infiniment fluctuante en regard de la rigueur et de la limpidité cartésiennes auxquelles nous sommes habitués -, sont extrêmement dangereux par la prise qu’ils offrent à toutes sortes d’interprétations qui, appliquées jusqu’en leurs dernières conséquences, imposent à quiconque y souscrit des obligations onéreuses. Les risques inhérents à l’adoption de cette Résolution ou de toute déclaration du même genre sont maintes fois apparus au cours des négociations, notamment au sujet de la politique de l’or de la Banque Nationale sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Enfin, il ne faut pas perdre de vue le danger que constitue pour un petit pays le fait de se lier par de tels textes envers de grandes Puissances dont les intérêts ne concordent pas toujours avec les siens propres.
Quoi qu’il en soit, la Suisse a pris certains engagements, qui permettent de circonscrire ses obligations de façon assez claire.
Ces engagements sont supportables bien que, selon toute vraisemblance, ils ne constituent pas un point final. Il est probable, en effet, que les Alliés reviendront à la charge pour chercher à atteindre sur tel ou tel point un résultat meilleur, à leurs yeux, que celui obtenu après ces négociations. II.
Les pourparlers financiers comme tels ont donné lieu à sept séances7. A côté de ces échanges de vues officiels, les délégués de part et d’autre ont eu l’occasion de reprendre au cours de conversations particulières les principaux sujets à l’ordre du jour, conversations qui furent d’autant plus nombreuses que plusieurs délégués suisses habitaient sous le même toit que les Délégations alliées, c’est-à-dire au Bellevue.
Les premières séances ont été consacrées à un exposé réciproque des points de vue. La Commission financière suisse, par la voix de son président, M. Victor Gautier, Directeur de la Banque Nationale, s’est attachée à montrer tout ce que la Suisse avait déjà fait, de sa propre initiative, pour prévenir que son territoire ne soit utilisé comme lieu de recel de biens pillés ou que ses institutions libérales servent à des fins indésirables, telles des fuites de capitaux, la dissimulation d’actifs étrangers sous le couvert fictif du pavillon suisse etc. Sans entrer dans les détails de l’exposé de M. Gautier8, nous nous bornerons à relever les points suivants: Les autorités suisses en décrétant le blocage des avoirs en Suisse des pays occupés ont protégé les propriétaires visés de tout acte de disposition sur ces avoirs qui serait contraire à leur volonté. En ce qui regarde l’or, l’arrêté du 7 décembre 1942, en a soumis le trafic à la surveillance des pouvoirs publics et toute fuite de capitaux sous cette forme est pratiquement impossible à leur insu; or, aucune opération d’envergure n’a été observée depuis cette date. D’autre part, certains groupements suisses d’intérêts privés ont, de leur côté, pris diverses mesures pour soutenir les desseins des autorités: on peut citer, à cet égard, la réglementation du commerce des titres étrangers introduite par les Conventions affidavits de l’Association Suisse des Banquiers, les recommandations aussi qu’elle a adressées à ses membres après les pourparlers de Lisbonne d’avril-mai 1944, recommandations qui, strictement observées, ont fait cesser tout commerce de billets dollar et livre sterling et toutes opérations financières indésirables au sens du Warning que les Alliés avaient menacé de publier à l’adresse des banques suisses. M. Gautier s’est ensuite étendu sur la politique de l’or de la Banque Nationale montrant que, par souci de neutralité, la Suisse ne peut refuser d’acheter de l’or allemand alors que les francs suisses qu’elle fournit aux Alliés lui sont payés en métal jaune.
Enfin, le porte-parole de la Commission suisse a terminé en annonçant que le Conseil fédéral avait décidé de charger dorénavant un organisme officiel, probablement l’Office Suisse de Compensation, du soin de certifier, envers les Autorités américaines, la qualité suisse de ceux des avoirs bloqués aux Etats-Unis sous pavillon suisse qui répondraient aux conditions requises. Cette décision, sur laquelle nous reviendrons, offre la possibilité de ségréger les avoirs purement suisses de la masse des capitaux actuellement tenus pour suisses et de les faire échapper au General Ruling 17. M. Gautier put également ajouter qu’un arrêté serait incessamment introduit portant interdiction d’importer, d’exporter et de faire le commerce des billets étrangers en Suisse.
Cet exposé mesuré fit une excellente impression que l’arrêté décrétant le blocage des avoirs allemands, connu le lendemain, vint sensiblement renforcer.
Une séance fut ensuite consacrée à l’examen de cet arrêté au cours de laquelle des spécialistes de l’Office Suisse de Compensation purent donner les explications qui s’imposaient.
La quatrième discussion a porté sur la réglementation du trafic des billets de banque étrangers et a donné l’occasion à M. Gautier de plaider la cause des porteurs de bonne foi qui ne trouva, hélas, que fort peu d’échos.
Après quoi, les Alliés estimant la situation assez éclaircie pour passer aux réalisations pratiques, il fut convenu que les Délégations en présence prépareraient, chacune de son côté, un premier projet de texte d’accord. Les Alliés étant plus pressés que les Suisses, et pour cause, ils nous présentèrent leur projet au cours de la cinquième séance. Nous nous proposons de le reprendre cidessous point par point, mais nous pouvons déjà relever qu’il présentait, quant au fond, les caractéristiques de la Résolution VI et que, quant à la forme, il était conçu comme un programme de mesures à prendre par la Suisse pour donner plein effet à cette Résolution sur son territoire.
En réponse, la Commission suisse remit aux Alliés un texte modéré qui était tout à fait dans la ligne suivie jusqu’ici par les Autorités suisses en ce sens qu’au lieu d’entrer dans les vues de nos interlocuteurs, il cherchait à sauvegarder tous les principes que les exigences alliées entendaient battre en brèche. La réaction des délégations américaine, britannique et française fut assez vive et, après de nombreux remaniements entraînant des concessions de part et d’autre, il fut possible d’élaborer les textes de deux lettres qui ont été intégrées dans l’accord final.
Nous arrivons ainsi dans le vif du sujet et notre propos est d’examiner l’un après l’autre les points du programme allié, ce qui nous permettra d’étudier tour à tour les problèmes discutés, ensuite de quoi nous examinerons le texte définitif qui nous amènera, enfin, à quelques remarques en guise de conclusions.III.
Dès la première séance financière, il avait été possible à la Commission suisse de se faire une idée des demandes alliées. En effet, MM. Currie et Schmidt avaient clairement donné à entendre qu’ils attendaient de la Suisse:
1) Un blocage général de tous les avoirs étrangers;
2) Une enquête - allant jusqu’à l’identification - de tous les avoirs étrangers administrés en Suisse ou par elle;
3) Une enquête plus spécialement menée sur les biens pillés se trouvant en Suisse, enquête permettant de retracer le circuit d’un détenteur à l’autre jusqu’au possesseur actuel;
4) La cessation de tout achat d’or provenant d’Allemagne, de ses alliés ou de pays occupés par elle;
5) L’interdiction du trafic sur les billets de banque étrangers.
Le programme allié reprenait ces points, non sans avoir fait une incursion préliminaire dans le royaume des principes généraux sur lesquels repose la Résolution VI.A. Préambule
Conçu sous la forme d’une déclaration du Gouvernement suisse, le texte allié prélude par l’affirmation de la ferme volonté de la Suisse et de la Principauté du Liechtenstein - qui, de son plein gré, soit dit en passant, entend souscrire à tous les engagements pris par le Conseil fédéral - d’empêcher par toutes les mesures nécessaires que: «les pays agresseurs, leurs ressortissants, ou les personnes agissant pour leur compte, opérant soit directement soit indirectement par l’intermédiaire d’autres pays neutres ou des pays qu’ils ont occupés ou contrôlés, ne se servent de la Suisse ou du Liechtenstein comme d’une place dans laquelle ou par l’intermédiaire de laquelle ils puissent:
a) disposer ou cacher tout bien qui fut l’objet de dépossession;
b) cacher, disposer, dissiper ou augmenter la difficulté d’identifier les biens dans lesquels ils ont un intérêt ou d’effectuer toute autre transaction dans l’intention d’éluder ou d’échapper aux contrôles des Nations Unies, tels qu’ils existent aujourd’hui ou seront établis à l’avenir.»
On retrouve dans ce texte les idées maîtresses des recommandations de la Résolution VI. De l’aveu des délégués alliés, d’ailleurs, il est avéré qu’ils n’ont pas entendu faire autre chose que de transcrire cette Résolution à l’intention de la Suisse qui, n’ayant pas été conviée à Bretton Woods, ne pouvait décemment être invitée à souscrire à un texte à la rédaction duquel elle n’avait pas participé.
Une formule est particulièrement équivoque dans ce préambule, c’est celle qui parle de «tout bien qui fut l’objet d’un acte de dépossession». Si les Alliés ont entendu définir le vol par cette La Palissade, le résultat n’est guère atteint. En effet, il conviendrait avant tout de savoir ce qu’on entend par un acte de dépossession. Dans sa première réponse, la Commission financière suisse, fondée sur ce qui, jusqu’à plus ample informé, constitue une des bases du droit international, savoir les conventions de La Haye, avait adopté la formule «biens qui auraient été soustraits à leur propriétaire par le vol, par la violence ou par tout acte de guerre non légitimé par les conventions internationales en vigueur» tournure qui, si elle est encore assez souple, repose au moins sur des dispositions de droit matériel. Cette rédaction a provoqué une prise de position très nette de la part de la délégation française - soutenue d’ailleurs par les deux autres - qui estime périmés les concepts de La Haye. A son avis, en effet, les Allemands dans les pays occupés, se sont efforcés de donner l’apparence de la légalité à leurs actes de pillage en respectant, en général, les formes juridiques établies. Dès lors, contestés devant un tribunal, ces actes risquent fort d’être considérés par lui comme valables juridiquement parlant alors qu’en fait, cette forme irréprochable cache des abus inadmissibles, des contraintes insoupçonnées, etc.... que les Gouvernements des pays libérés se refusent à reconnaître. Les tolérances admises par les conventions internationales en matière d’occupation sont actuellement beaucoup trop larges. Cette attitude, sur laquelle nous n’avons pas à nous prononcer, réduisait à néant nos efforts tendant à jeter quelque clarté dans le débat.
Une autre disposition engageant l’avenir dans une mesure impossible à déterminer est celle qui se réfère aux contrôles des Nations Unies «tels qu’ils seront établis à l’avenir». En souscrivant à ce texte, la Suisse aurait implicitement abdiqué sa souveraineté puisqu’elle aurait assumé l’obligation de décréter les mesures propres à donner effet sur son territoire à des décisions d’elle inconnues, restreignant par avance son libre arbitre.
Dans cet ordre d’idées, il faut intégrer ici le dernier point du programme qui constitue aussi une déclaration de principe et qu’il avait été question d’amalgamer au préambule: «Il est en outre convenu que le Gouvernement suisse consultera le Gouvernement de chaque pays libéré avant de4ever les mesures de contrôle appliquées à ce territoire, soit d’une façon générale, soit dans des cas particuliers. Il coopérera également à l’exécution du programme établi par les Nations Unies pour mener à chef les objectifs qui y figurent et, à cet effet, il se mettra en rapport avec les Gouvernements appropriés des Nations Unies au moment de la cessation des hostilités.»
Nous avons vu plus haut quels sont les objectifs alliés.B. Le Programme proposé comprend:
1. «Un recensement dans lequel toutes les personnes soumises à la juridiction suisse, qui détiennent ou contrôlent, soit directement soit indirectement, des biens dans lesquels un ressortissant d’un pays étranger a un intérêt quelconque, sont tenues de donner toutes précisions à leur égard.»
La question d’une enquête généralisée sur les avoirs étrangers déposés en Suisse et sur les avoirs suisses à l’étranger a déjà fait l’objet de nombreuses discussions tant au sein de l’administration fédérale que dans les cercles bancaires9. Jusqu’ici, la très forte opposition que ces derniers faisaient à cette entreprise l’avait emporté sur les arguments invoqués en faveur d’une telle mesure. La thèse des banques était fondée sur la constatation que le crédit de notre pays est avant tout dû au fait que les capitaux étrangers viennent y chercher un asile, sûrs qu’ils sont du maintien en Suisse du dogme du secret bancaire. Faire une enquête sur les capitaux étrangers en Suisse, c’est porter un coup mortel à la réputation de discrétion dont jouit notre pays, c’est par là même le ruiner car les capitaux étrangers fuiront ailleurs à la première occasion.
La guerre et le cortège de mesures d’exception qu’elle a entraînées dans son sillage ont sensiblement modifié la situation. Le blocage des avoirs des pays occupés a créé un état de fait nouveau et la Banque Nationale n’a pas laissé d’insister sur la nécessité d’une enquête sur ces avoirs au moins, de façon que lors de leur déblocage elle puisse en ordonner l’exode éventuel en conformité des principes d’une saine politique monétaire. Peu de temps avant l’arrivée des Délégations alliées, le principe d’une enquête sur certains des avoirs bloqués en Suisse était chose admise au sein de l’administration et il ne restait plus qu’à gagner les banques à l’idée.
Les demandes alliées ne nous ont donc pas pris sans vert.
Néanmoins, très rapidement, nous avons pu remarquer que, dans l’idée de nos interlocuteurs, une enquête anonyme ne suffirait pas à lever complètement les soupçons qu’ils ont à l’égard de la Suisse, repère de capitaux «ennemis». M. Schmidt est bien souvent revenu sur ce point, invoquant à l’appui de ses instantes démarches l’exemple américain, l’enquête sur les avoirs étrangers aux Etats-Unis où, nul ne l’ignore, les autorités ont mené leurs investigations extrêmement loin sur la base de dispositions draconiennes qui répugneraient à l’individualisme helvétique.
Ne pas exiger les noms des propriétaires étrangers, c’est se ménager une position de repli au moment où la pression attendue s’exercera: il n’est pas de meilleure défense, parfois, que l’ignorance.
Aussi le Conseil fédéral - qui, dans l’accord définitif, s’est dit prêt à entreprendre une enquête sur les avoirs allemands situés en Suisse ou administrés par son intermédiaire, de même qu’une enquête sur les autres avoirs bloqués en vertu d’arrêtés antérieurs - a-t-il expressément spécifié qu’il s’agit d’enquêtes «for their own purposes» se réservant ainsi la faculté d’organiser ce recensement libre de toute considération étrangère. Il pourra de la sorte préparer le terrain en vue des prochaines négociations qui ne peuvent qu’être une suite logique de celles qui viennent de se terminer.
2. «En vue de faciliter l’identification des biens qui ont fait l’objet d’un acte de dépossession de la part des nations belligérantes et qui ont été déposés ou cachés en Suisse ou par son intermédiaire, des déclarations seront également exigées en ce qui concerne:
a) les quantités appréciables d’or, les titres au porteur payables en monnaie étrangère et les monnaies étrangères actuellement détenues par des personnes résidant en Suisse;
b) les acquisitions d’or, de brevets et de tous intérêts d’une certaine importance dans toute institution ou entreprise depuis le... de personnes résidant dans les pays agresseurs ou dans les territoires soumis à leur contrôle.»
Ce point n’a donné lieu à aucun engagement de la Suisse. L’enquête qui y sera menée pourrait, bien entendu, être organisée de façon à répondre à toutes ces questions. Pour l’instant, rien n’a été décidé à ce sujet.
3. «L’établissement et l’exercice de contrôles efficaces de tout bien détenu en Suisse ou par son intermédiaire, dans lequel les ressortissants des pays agresseurs ou de territoires qu’ils ont occupés ou contrôlés ont un intérêt, ainsi que toutes transactions faites par ces personnes ou pour leur compte. Des contrôles spéciaux seront établis pour empêcher l’importation en Suisse de biens qui ont été l’objet d’actes de dépossession.»
Dans le domaine du contrôle des biens étrangers, la Suisse jouit de toute l’expérience que lui confère l’application, depuis tantôt 5 ans, des arrêtés de blocage des avoirs des pays occupés10. Le dernier en date, l’arrêté du 16 février 1945, portant blocus des avoirs allemands, contient une disposition nouvelle qui n’a sa pareille dans aucun des textes antérieurs11. Sont non seulement bloqués les avoirs de personnes physiques et morales domiciliées en Allemagne et dans les pays occupés par elle, mais encore les avoirs des ressortissants allemands domiciliés en Suisse. C’est une mesure qui figure très rarement dans les législations étrangères et les Etats-Unis, par exemple, qui l’ont introduite également, l’ont tout de suite tempérée d’une licence générale No 42, qui, à part quelques cas particuliers, en annule les effets. Jusqu’ici, les arrêtés de blocage édictés en Suisse avaient une application essentiellement territoriale; l’arrêté sur les avoirs allemands cumule les principes de la territorialité et de la nationalité.
Si bien accueilli qu’il ait été par les Délégations alliées, l’arrêté du 16 février 1945 a néanmoins donné lieu à de nombreuses critiques techniques de leur part dont, dans la mesure du possible, il a été ou sera tenu compte dans l’application. Les principales ont trait:
a) à la définition des mots «domicilié en Allemagne» qui, selon l’interprétation adoptée jusqu’ici, est trop étroite au gré des Alliés; il faudrait bloquer les personnes qui se rendent en Allemagne à titre temporaire. C’est une question de cas d’espèce ou l’Office Suisse de Compensation a toute compétence pour juger.
b) au fait que l’arrêté n’interdit pas des paiements en faveur, par exemple, de personnes morales étrangères domiciliées en pays non bloqué lesquelles personnes sont contrôlées par l’Allemagne (majorité du capital actions, etc.).
A cela, il a été répondu dans l’accord final: «Il est entendu... que les mots «directement ou indirectement» contenus dans l’article 1 et que les dispositions de l’article 2 de l’arrêté du 16 février 1945 doivent être compris comme s’appliquant aux biens et avoirs des personnes morales dont le contrôle est en Allemagne, quel que soit le pays où elles ont leur siège ou exercent leur activité.»
c) au fait que, si l’arrêté devait être appliqué avec la même largesse que ceux qui l’ont précédé, l’argent frais versé au crédit de comptes allemands bloqués en Suisse après la date de l’arrêté serait à la libre disposition du propriétaire du compte lui permettant de poursuivre certaines opérations indésirables. Là aussi, l’accord final a mis de l’ordre à tout cela en ce sens que le Conseil fédéral s’est engagé à renforcer les mesures d’application des arrêtés de blocage en vigueur; voici le texte: «De plus, les mesures d’exécution prises à l’occasion d’arrêtés de blocage analogues ont été considérablement renforcées, notamment en vue de bloquer les biens et avoirs qui ont été transférés en Suisse après la date desdits arrêtés de blocage».
D’autres critiques concernant la liberté reconnue aux personnes bloquées dans l’appréciation de leurs besoins normaux, de la gestion normale de leurs affaires, etc., ont été exprimées. Elles ont, tout compte fait, une certaine saveur. En effet, l’arrêté de blocage qui a fait jurisprudence en Suisse est celui qui frappe les avoirs français, de loin ceux qui forment la plus grande masse des avoirs étrangers dans notre pays. Or, la libéralité avec laquelle cet arrêté a été appliqué est due aux instantes démarches de l’Ambassade de France qui, plaidant la cause de ses compatriotes, a cherché à obtenir le plus d’allégements possibles à ces mesures. Maintenant que des dispositions analogues ont été prises à l’égard des biens allemands, le premier souci de la délégation française a été de s’enquérir de la rigueur de ce blocage et d’insister pour qu’il soit appliqué beaucoup plus sévèrement que ne l’a été l’arrêté frappant les Français. Tempora mutantur!
Une place à part doit être faite, dans ce chapitre, à la question du blocage de certains pays que les Délégations alliées auraient appelé de leurs vœux si des circonstances spéciales, politiques avant tout, n’avaient joué un rôle prépondérant dans la solution du problème.
Il s’agit, en premier lieu, des avoirs bulgares, finlandais et roumains. Ces trois pays, que les Alliés classent dans la catégorie des «satellites» de l’Axe, n’ont pas été, à proprement parler, occupés par les forces allemandes, raison pourquoi leurs avoirs n’ont pas été gelés par la Suisse. Nous n’aurions pas vu d’objection de principe à le faire, si cette décision avait pu influer sur l’issue des négociations. Néanmoins, la question est restée ouverte car les Alliés se sont avisés, après que nous les avions rendus attentifs à la chose, que ces pays sont actuellement occupés par leurs frères d’armes russes qui pourraient, le cas échéant, prendre ombrage d’une telle mesure.
La seconde question est celle du blocage des avoirs japonais. Les Américains y insistaient beaucoup. La Banque Nationale a été en mesure de les mettre en garde contre cette pressante démarche. En effet, par les contacts qu’elle entretient en matière financière avec le Japon, elle a pu se persuader que des mesures restrictives sur les fonds japonais en Suisse seraient de nature à susciter des représailles sur l’activité de la Suisse, puissance protectrice des intérêts anglais et américains. Ce danger a incité les Alliés à laisser également la question ouverte.
Dans un échange de lettres séparé, le Conseil fédéral se dit prêt à bloquer les avoirs de ces quatre pays, mais d’un commun accord il a été convenu d’attendre le moment opportun pour le faire.
Le second alinéa du point 3 du programme allié concerne le contrôle voire l’interdiction d’importation en Suisse d’objets volés.
A cet égard, il y a encore certaines lacunes dans notre législation. On songe à y remédier, raison pour laquelle le Conseil fédéral a pu, dans l’accord final, consentir à l’insertion de ce passage: «Le Conseil fédéral est prêt... à prendre les mesures qui, en sus de celles déjà prises, s’avéreraient nécessaires pour empêcher l’importation en Suisse de biens et avoirs qui pourraient avoir été l’objet d’actes de spoliation.»
A vrai dire, jusqu’ici, une certaine surveillance n’a été exercée que sur l’importation de tableaux laquelle est l’objet maintenant d’une réglementation stricte: Tout tableau dont l’entrée en Suisse est requise fait l’objet d’un examen par un spécialiste, notamment radiologique, pour dépister les éventuels camouflages d’œuvres de valeur. Nous croyons savoir que le Département de l’Intérieur, auquel ressortit le problème, va prendre des mesures sur l’importation des autres œuvres d’art.
Nous avons, d’ailleurs, relevé à plusieurs reprises au cours des négociations que le droit suisse, aux articles 933 et suivants du Code Civil Suisse, offrait la possibilité au propriétaire dépossédé contre sa volonté, de revendiquer sa propriété devant les tribunaux. Une jurisprudence constante du Tribunal Fédéral atteste, au surplus, son souci de sauvegarder les droits acquis de toute atteinte contraire à la bonne foi. D’autre part, l’interprétation très judicieuse qu’il donne à la notion d’ordre public, - mesure de défense contre toute application en Suisse de lois étrangères d’exception, notamment politiques et raciales -, est un gage de sécurité non négligeable pour quiconque voudrait faire valoir chez nous ses droits lésés par de telles lois. Nous verrons plus bas, en examinant les clauses générales de l’accord financier, qu’une place spéciale a été faite à cette constatation très importante.
4. «L’adoption immédiate de mesures propres à empêcher l’importation, l’exportation ou les transactions de billets de banque étrangers. »
C’est chose faite par arrêté du 2 mars 1945 pris encore avant la fin des négociations. Il introduit une interdiction absolue d’importer, d’exporter, de livrer et d’acquérir des billets de banque étrangers. Il est prévu que des exceptions sont possibles notamment en faveur des voyageurs et dans le trafic frontalier. L’Administration des Finances veille à l’application de l’arrêté dont l’initiative et la préparation sont dues au Département Politique. A dire vrai, notre projet datait de février 1944 et, depuis lors, figurait dans nos cartons prêt à sortir au moment voulu12. Les circonstances n’avaient cependant pas rendu cet arrêté nécessaire jusqu’ici.
Immédiatement après son entrée en vigueur, vu le fait que pour répondre à un vœu de la France nous avons renoncé, au début, à autoriser la moindre exception aux interdictions d’importation, d’exportation et de commerce introduites, les protestations du public ont été leur train. Or, ironie du sort, c’est maintenant la France qui est la plus embarrassée par la rigueur de ces mesures car tous les réfugiés français qui, venus en Suisse avec des billets étrangers, veulent retourner dans leur pays, ne peuvent emmener leurs coupures nonobstant l’autorisation d’importation que leur donnent les autorités françaises. Si bien que c’est l’Ambassade elle-même qui vient pour demander d’introduire des exceptions à l’arrêté qu’elle-même a appelé de ses vœux.
Cette situation nous met en bonne posture pour aborder le problème des porteurs suisses de bonne foi qui n’a pas encore trouvé sa solution. Américains et Anglais nous ont dit qu’ils seraient éventuellement prêts à examiner la question une fois qu’ils auront pu se persuader que la Suisse applique avec sévérité les mesures qu’elle a prises. La démarche française nous donne un atout auprès des deux alliés anglo-saxons et nous comptons bien le jouer à bon escient.
Cet arrêté a soulevé une quantité de questions d’ordre pratique qui sont en discussion actuellement si bien qu’il nous est impossible d’en dire plus pour l’instant.
5. «Il est convenu que le Gouvernement suisse n’autorisera pas de nouveaux achats ou d’importations d’or d’aucun des pays agresseurs, ou des territoires contrôlés par ceux-ci, ou la mise à disposition de francs suisses ou autres monnaies contre de l’or.»
Le problème de la politique de l’or de la Banque Nationale - c’est, en somme, d’elle seule qu’il s’agit ici - est le plus délicat de tous ceux qui ont été abordés au cours des négociations. Il n’est pas nouveau et nous préoccupe depuis longtemps. Le 22 février 1944, les Gouvernements américain, britannique et russe ont lancé un avertissement aux Etats neutres portant sur l’or que leurs ennemis auraient volé dans les pays occupés et dont ils se serviraient pour acquérir à l’étranger les marchandises indispensables à leur effort de guerre13
. Londres, Washington et Moscou y faisaient part de leur intention
i) de ne pas reconnaître ces saisies, et par conséquent, de dénier tout droit de propriété aux détenteurs actuels de cet or;
ii) de n’acheter aucune parcelle de métal jaune aux pays n’ayant pas rompu avec l’Axe, avant de s’être assuré que ce métal n’a pas été pillé;
iii) de n’acheter aucune parcelle d’or - avant de s’être assuré qu’il n’a pas été pillé - à tout Etat qui, après la date de l’avertissement, aura acheté de l’or à un pays n’ayant pas rompu avec l’Axe.
Le 24 août 1944, la Légation des Etats-Unis nous a rappelé cet avertissement et a relevé le prix qu’elle attacherait à ce que la Banque Nationale cessât tout achat d’or allemand14. Par un nouvel aide-mémoire du 31 janvier 1945, les Légations des Etats-Unis et de Grande-Bretagne sont revenues à la charge15.
Sans reprendre ici toute la question de principe, nous résumerons comme suit l’argumentation de la Banque Nationale:
En vertu de la loi fédérale sur la monnaie du 3 juin 193116, la politique monétaire suisse est fondée sur Pétalon-or. La Banque Nationale est tenue, en vertu de cette loi, de maintenir le franc suisse à un certain niveau et, pour cela, il faut qu’elle puisse acheter et vendre de l’or librement à tout le monde. Si l’on regarde les chiffres17, on constate d’ailleurs que la Banque Nationale depuis 1941 a repris plus d’or de la Bank of England et de la Federal Reserve Bank - dont une bonne part est bloquée - qu’elle n’en a acheté à la Reichsbank depuis le début de la guerre. En outre, l’or que lui livre cette dernière est disponible en Suisse et peut servir à la défense du franc ce à quoi ne peuvent être utilisés les stocks bloqués outre-Atlantique.
Si la Banque Nationale entendait suspendre ses achats d’or allemand, cela supposerait un changement de sa politique monétaire - sans compter qu’il faudrait modifier la loi du 3 juin 1931 - changement qui serait applicable dans ses rapports avec toutes les banques et ne ferait nullement l’affaire des Anglais et des Américains qui ne pourraient plus se procurer de francs suisses contre du métal jaune.
A cela, M. Bliss répond par un argument typiquement a-juridique qu’on peut résumer comme suit: Il est inadmissible de mettre l’or offert par les Alliés et celui offert par la Reichsbank sur le même pied (to apply the same yardstick). L’un est de bon aloi, l’autre est volé. Car, dans l’idée des Alliés, tout or dont dispose la Reichsbank est volé ou constitue un vol en puissance. En effet, les Alliés une fois arrivés à Berlin entendent mettre la main sur les réserves d’or de la Reichsbank pour désintéresser les pays occupés dont le métal a été pris par l’Allemagne. Toute parcelle d’or qui vient en Suisse est soustraite à la réquisition alliée et, partant, constitue une perte pour les pays à dédommager, ceux-ci sont donc en quelque sorte volés.
Comme on le voit, les deux argumentations, telles deux parallèles, ne pouvaient se rejoindre. La Suisse ne pouvait répondre à la demande alliée, sans violer sa politique de neutralité; les Alliés ne voulaient pas faire une brèche dans le principe directeur de leur politique de guerre économique.
Il fallait un compromis et il fut trouvé.
En définitive, la Suisse a eu gain de cause quant au fond et les Alliés quant à la forme. Voici quel est l’arrangement conclu:
«Le Conseil fédéral, d’accord avec la Banque Nationale Suisse, accepte de restreindre les achats d’or originaires d’Allemagne ou de pays contrôlés par l’Allemagne au montant en francs suisses nécessaire aux besoins des services diplomatiques allemands et de ceux des pays contrôlés par l’Allemagne.
»Par service diplomatique, il y a lieu d’entendre:
a) les dépenses des Légations et Consulats en Suisse;
b) les sommes nécessaires pour les prisonniers de guerre et les internés et, en général, toutes les dépenses se rapportant au rôle de la Suisse en tant que puissance protectrice;
c) les paiements à la Croix-Rouge Internationale.
»Le Gouvernement suisse tient à souligner que ces restrictions entraînent de lourds sacrifices pour les intérêts suisses en général, étant donné que des francs suisses ne seront plus mis à la disposition de l’Allemagne en vue de remplir ses obligations contractuelles envers des personnes physiques et morales suisses.»
Par ce compromis, la Suisse a réussi à sauvegarder le principe essentiel et fondamental qui consiste à pouvoir maintenir ses achats d’or à l’Allemagne. Leur suspension eût été l’abandon dans ce domaine de notre politique traditionnelle.
Nous avons, ainsi, passé en revue le programme allié. A ce propos, nous tenons à faire une dernière constatation qui se dégage de l’ensemble des discussions auxquelles il a donné lieu. Sans aucun doute, ce programme poursuit des fins incompatibles avec notre neutralité: c’est un véritable plan de guerre économique. Comme tel il est conçu de façon à avoir la plus large portée possible et toutes les fois où ils l’ont pu, nos interlocuteurs nous ont rendus attentifs aux lacunes des mesures que nous envisagions dès qu’elles ne leur paraissaient pas devoir sortir les effets qu’ils en auraient voulu. L’exemple du blocage des avoirs allemands qui donne lieu à critique parce qu’il n’empêche pas les transactions d’une société d’inspiration allemande installée en Espagne, par exemple, est tout à fait typique. Il nous remet en mémoire les menaces de sanction qu’ont suscitées les opérations de change des banques privées destinées à financer certaines transactions commerciales de l’Allemagne dans la Péninsule ibérique. De tout temps, nous nous sommes efforcés d’amener les Alliés à agir euxmêmes à l’étranger, soit en faisant pression pour que les pays neutres producteurs des biens achetés par l’Allemagne suspendent leurs exportations, ce qui aurait rendu sans objet les opérations des banques suisses, soit en provoquant des mesures de blocage analogues à celles prises en Suisse. Nous ignorons jusqu’à quel point la tactique alliée dans ces pays est semblable à celle qu’ils emploient à notre égard. Peut-être doit-on voir là une preuve de confiance dans le sérieux des contrôles suisses que les Alliés voudraient voir s’étendre le plus possible pour doubler les leurs propres.IV.
L’accord financier est formé par deux lettres, l’une qui peut se subdiviser en quatre parties, l’autre qui a uniquement trait au blocage éventuel des avoirs bulgares, finlandais, japonais et roumains18. Nous avons déjà épuisé ce sujet.
Si nous reprenons la lettre principale, nous constatons qu’elle comprend:
a) des déclarations de principe;
b) un rappel des mesures prises par la Suisse au cours des négociations - blocage allemand, arrêté sur les billets
c) les mesures que la Suisse est prête à prendre, (nous les avons passées en revue ci-dessus et les énumérerons simplement: enquête sur les avoirs allemands, enquête sur les autres avoirs bloqués, adoption de mesures pour prévenir l’importation de biens volés);
d) la déclaration concernant l’or que nous avons citée in extenso ci-dessus.
De ce texte, il ne reste guère que les déclarations de principe du début que nous n’ayons pas commentées; les voici dans leur teneur officielle: «Au nom du Gouvernement suisse, j’ai l’honneur de porter à votre connaissance ce qui suit, touchant les questions financières qui ont été discutées au cours des présentes négociations. Le Gouvernement suisse, agissant tant en son nom qu’au nom de la Principauté de Liechtenstein, affirme sa décision de s’opposer à ce que le territoire de la Suisse et celui de la Principauté soient utilisés pour la disposition, la dissimulation ou le recel des biens pris pendant la guerre illégalement ou sous l’empire de la contrainte. Il déclare de plus que toutes facilités seront données aux propriétaires dépossédés pour revendiquer en Suisse et dans la Principauté les biens qui y seront trouvés, dans le cadre de la législation suisse telle qu’elle existe à ce jour ou telle qu’elle sera complétée dans l’avenir. Il déclare également qu’il s’opposera à ce que les biens et avoirs des personnes visées par les différents arrêtés de blocage pris par le Gouvernement suisse dans le passé ou qui viendraient à être pris dans l’avenir, ne soient dissimulés ou dissipés ou à ce qu’il en soit disposé. Il s’opposera de même à l’exécution de transactions par ou pour le compte des personnes visées ci-dessus, qui auraient pour objet d’éluder les mesures de contrôle actuellement en vigueur en Suisse ou qui viendraient à y être établies, ou de s’y soustraire. Le Gouvernement suisse est, de plus, d’accord pour se concerter avec les Gouvernements de chacun des pays dont les biens et avoirs sont bloqués, avant que les mesures de contrôle applicables à ce pays ne soient abolies ou relâchées. Il est également prêt à se concerter à tout moment avec les Gouvernements américain, français et britannique en ce qui concerne les questions financières qui ont été discutées au cours des présentes négociations.»
Ce texte appelle deux remarques. La première concerne le succès obtenu par la Délégation suisse qui a pu enfermer ses obligations dans le cadre de la législation suisse. Cette précision est d’importance pour l’avenir, car elle permettra de mettre un frein aux revendications probables qui nous seront présentées. A ce propos, nous sommes en train de mettre sur pied une procédure grâce à laquelle les biens se trouvant en Suisse qui nous seraient annoncés par les Etats étrangers comme ayant été volés, pourront être frappés d’indisponibilité momentanée sur réquisition d’une autorité fédérale à désigner, à charge pour le propriétaire dépossédé de faire valoir son droit en justice. De cette façon, l’on évitera, dans la mesure du possible, la fuite intempestive de biens volés, autant qu’ils nous soient signalés à temps.
La seconde remarque a trait à l’engagement pris par le Gouvernement suisse de «se concerter» avec les Gouvernements de chacun des pays dont les biens et avoirs sont bloqués avant que les mesures de contrôle applicables à ce pays ne soient abolies ou relâchées. Cette formule a déjà fait couler beaucoup d’encre et ce n’est qu’un début. Les Alliés ont à tout prix voulu insérer un tel engagement dans l’accord. En anglais, le terme employé est «to consult with» qui, dans l’esprit des délégués anglo-américains, doit être interprété comme signifiant qu’avant de modifier l’état de choses actuel la Suisse procédera à un échange de vues avec chaque Gouvernement intéressé afin de se mettre d’accord avec lui, mais qu’elle restera libre d’agir à sa guise si une entente n’intervient pas.
Le soir précédant la signature de l’accord, M. Chargueraud, chef de la Délégation française, a exigé que tous les documents, qui avaient été rédigés en anglais, fussent traduits en français, les deux textes faisant foi au même titre. Du côté suisse, le mot «consult» avait été rendu par «prendre contact». Traduction sciemment anodine. M. Chargueraud a insisté pour «se concerter avec» qui a été accepté, mais là-dessus une divergence de vues s’est élevée entre M. Chargueraud d’une part, seul de son avis, et MM. Currie, Dingle Foot et Rappard au sujet de la portée de ce terme. M. Chargueraud voulait qu’il signifiât que les Gouvernements en présence devaient s’entendre lors du déblocage des avoirs gelés en Suisse, ce qui impliquait l’obligation pour la Suisse de tenir compte des desiderata de ses interlocuteurs, alors que les trois autres chefs de Délégation défendaient l’interprétation donnée ci-dessus qui prévoit qu’à défaut d’entente, la Suisse resterait libre d’agir à sa guise. Il a malheureusement été impossible d’amener M. Chargueraud à modifier sa manière de voir et les efforts tentés en vue d’insérer une clause interprétative de ce mot dans l’accord se sont heurtés au refus catégorique du chef de la Délégation française. Or, au retour des Délégations dans leur capitale, la question a tout de suite fait l’objet de déclarations à la presse et c’est ainsi que Reuter a publié une nouvelle selon quoi la Suisse s’entendrait avec la France avant de débloquer les avoirs français (le texte allemand parle d’un «Versprechen, die französischen Guthaben und Wertschriften nicht ohne vorherige Verständigung mit der französischen Regierung freizugeben»). Cette information a été très remarquée à Londres, dans les cercles de la Cité, où l’on estime cette solution beaucoup plus élégante que l’entente qui semble être intervenue entre les Gouvernements britannique et français au sujet des avoirs français en Angleterre et britanniques en France.
La presse suisse a réagi à son tour et le Département Politique a provoqué la publication du communiqué que voici: «Des informations de nature à induire le public en erreur ont été publiées par la presse suisse et étrangère sur certaines questions financières réglées au cours des récentes négociations économiques avec les Alliés. A ce propos, nous apprenons de source autorisée que les avoirs en Suisse de personnes résidant en France ont été bloqués par un arrêté du Conseil fédéral du 6 juillet 1940. Cet arrêté est toujours en vigueur. Avant de relâcher ou de lever ce blocage, le Conseil fédéral se concertera avec le Gouvernement français.»
Les choses en sont là, mais il ne fait aucun doute que l’affaire rebondira tôt ou tard.V.
Nous avons parlé plus haut de la décision du Conseil fédéral concernant la certification officielle des avoirs suisses bloqués aux Etats-Unis. Cette question, bien que n’ayant pas de rapport direct avec les négociations, a néanmoins fait l’objet de discussions avec M. Schmidt, dont la présence en Suisse devait être mise à profit.
Relevons à ce propos que les pourparlers avancent de façon satisfaisante. L’organisation interne suisse doit encore être mise au point. Il est probable que l’Office Suisse de Compensation fondera ses certifications sur les affidavits établis par les banques en faveur de leurs clients, - dans le cadre des conventions de l’Association Suisse des Banquiers -, au moins en ce qui concerne les avoirs des personnes physiques. La qualité suisse des personnes morales, elle, fera dans chaque cas l’objet d’un examen spécial de l’Office de Compensation.
Quant à l’effet de cette certification sur les avoirs suisses, on espère ici qu’il sera tel que, sans être pour autant débloqués, les avoirs certifiés jouiront cependant d’une liberté plus grande que ce n’est le cas actuellement. Il devrait être possible d’en utiliser les disponibilités pour des paiements à faire dans les territoires des Nations Unies. En outre, les propriétaires suisses seront en mesure, du moins on le souhaite, d’administrer leur fortune aux Etats-Unis en procédant librement aux ventes et achats de titres qu’ils jugent opportuns. En revanche, les virements entre comptes certifiés suisses continueront probablement d’être soumis à l’octroi de licences - peut-être plus facilement obtenables qu’auparavant -, car de telles opérations impliquent une modification de la consistance même des avoirs suisses sur laquelle un certain contrôle devrait être maintenu.
La ségrégation des comptes suisses facilitera sans doute leur déblocage au moment où les Autorités américaines décideront de lever le freezing actuel. C’est, d’autre part, un premier pas en vue du transfert en Suisse de ces avoirs. Pour l’instant, ce transfert ne peut être envisagé pour des raisons de politique monétaire qui, depuis l’introduction du freezing des avoirs suisses aux Etats-Unis, ont incité la Banque Nationale à ne plus reprendre de dollars dits «financiers» pour en verser la contrevaleur en francs suisses en Suisse. Ces raisons s’expliquent par le souci de notre Institut central d’éviter à tout prix une inflation exagérée provenant de la mise en circulation dans notre pays de moyens financiers importants sans contrepartie en marchandises. L’offre de dollars à la Banque Nationale est déjà telle de la part de l’industrie suisse - horlogère surtout -, du Gouvernement américain, des œuvres américaines de secours aux Juifs, aux réfugiés, etc. qu’elle ne peut accepter d’augmenter encore ses avoirs indisponibles outre Atlantique, fussent-ils même convertis en or, ce qui est pratiquement le cas. Une fois que les circonstances permettront une reprise des échanges commerciaux avec les Etats-Unis et qu’il sera possible de consacrer à l’achat de marchandises livrables en Suisse les dollars de la Banque Nationale, l’allégement qui en résultera pour sa Trésorerie créera les conditions voulues à la reprise des transferts financiers. Il s’agit là, toutefois, d’espoirs dont la réalisation dépend essentiellement de l’évolution générale des événements.VI.
Après ces quelque trois semaines de pourparlers, il est permis de se déclarer satisfait de la tournure qu’ont prises ces négociations. Les deux objectifs que s’était fixée la Suisse sont atteints: notre ravitaillement est théoriquement assuré et dépend de la mise en train pratique des transports à travers la France, question essentiellement technique. D’autre part, la Délégation, les Autorités et le peuple suisses, dans son ensemble, ont su, par l’accueil qu’ils ont réservé à nos hôtes alliés, rétablir l’atmosphère de confiance et de compréhension réciproque dont notre pays avait grand besoin au seuil de la période qui va s’ouvrir après la fin des hostilités.
Sur le plan financier, nous avons, tout au long de ce rapport, relevé à plus d’une reprise la portée des engagements pris, et nous espérons avoir également su donner une idée des difficultés qu’a rencontrées la Délégation suisse. Seule en face de trois grandes Puissances, organisatrices du monde de demain, la Suisse a pu faire triompher sa politique de neutralité, mais elle ne pouvait pas sortir de l’impasse sans faire de sérieux sacrifices. Ils sont surtout sensibles dans le domaine financier bien que, à tout prendre, toutes les mesures décrétées ou à décréter eussent tôt ou tard dû être prises dans l’intérêt même du pays.
- 1
- Rapport: E 7110/1973/135/14. Paraphe: BK. Le code qui figure en tête du document indique que ce rapport a été rédigé par E. Junod, de la SCIPE du DPF.↩
- 2
- A ce sujet, cf. les statistiques publiées ci-dessus dans le document No 369.↩
- 3
- Sur la situation alimentaire de la Suisse, cf. l’exposé de A. Borel du 13 février 1945, E 7110/1973/134/1.↩
- 4
- Cf. table méthodique: III.2.2 Négociations financières avec les Alliés. Cf. aussi la lettre du 16 janvier 1945 adressée au Président de la Confédération, Ed. von Steiger (E 7800/1/66 et E 6100 (A) 25/2326) et celle du 18 janvier 1945 adressée au nouveau Chef de la DAE du DPF (E 2001 (E) 1967/113/436). L’ASB y expose les menaces qui pèsent sur les banques suisses.↩
- 5
- Cf. No s 313 et 360.↩
- 6
- Cf. le résumé des discours de L. Currie et W. Stucki adressé par le DPF aux Légations de Suisse à Londres et Washington par télégramme du 15 février 1945 (E 7110/1973/134/3).↩
- 7
- Cf. les procès-verbaux de ces 7 séances, E 2001 (E) 2/555 et E 6100 (B) 1973/141/980- Diverse.↩
- 8
- E 2001 (D) 3/348.Cf. aussi ci-dessus No 221.↩
- 9
- Cf. ci-dessus Nos 360 et 372.↩
- 10
- Cf. DDS, vol. 13, doc. 336, dodis.ch/47093, doc. 352, dodis.ch/47109. Cf. aussi ci-dessus No 359.↩
- 11
- Cf. ci-dessus No 367.↩
- 12
- E 2001 (E) 2/558.Une notice du DPF du 14 mars 1945 reproduit une déclaration du Chef de la Section du DEP chargée de lutter contre le marché noir: M. Simonin me fait savoir par téléphone que, depuis l’Arrêté du 2 mars, le trafic des billets a redoublé. Il est surtout localisé dans le canton du Tessin où trois limiers de la Section du marché noir déploient une grande activité. Le trafic porte essentiellement sur des lires et des francs français et il paraîtrait, selon les premières indications reçues par M. Simonin que la Fides, le Crédit Suisse et la Société de Banque Suisse, toutes trois à Bâle, seraient loin de se désintéresser du trafic dont il s’agit. [...] Il me signale aussi que 100000 pièces d’or ont pu, il y a quelques jours, quitter clandestinement notre territoire à destination de l’Italie (notice du 14 mars 1945 de Weibel pour Kohli, E 2001 (E) 2/558).↩
- 13
- E 2001 (E) 2/560.↩
- 14
- E 2001 (E) 2/560.Cf. ci-dessus No 379, note 2.↩
- 15
- Cf. E 2801/1968/84/29.Le DPF répondra à la Légation des Etats-Unis d’Amérique le 28 mars 1945 en affirmant que l’échange de lettres financier du 8 mars 1945 (publié ci-dessus No 391) apporte la réponse à l’aide-mémoire du 31 janvier 1945.↩
- 16
- RO, 1931, vol. 47, pp. 613-620.↩
- 17
- Cf. E 6100 (A) 25/2327-2328.↩
- 18
- Cf. E 7110/1973/134/2 et E 7110/1973/135/31.↩
Tags