Classement thématique série 1848–1945:
II. RELATIONS BILATÉRALES
II.21. ROUMANIE
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 15, doc. 338
volume linkBern 1992
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2001E#1000/1572#672* | |
Old classification | CH-BAR E 2001(E)1000/1572 63 | |
Dossier title | Volkswirtschaftliche Berichte (1943–1945) | |
File reference archive | C.44.100 • Additional component: Rumänien |
dodis.ch/47942 Le Ministre de Suisse à Bucarest, R. de Week, au Chef du Département politique, M. Petitpierre1
Mes rapports Nos 4989, 5036 et 5090, des 15, 21 et 29 décembre derniers2, vous signalaient certains indices qui permettaient d’espérer en U.R.S.S., à plus ou moins longue échéance, un revirement favorable à la Suisse.
Si je m’en tiens à ce qui se passe en Roumanie, je dois avouer que les dispositions dont témoignent à notre égard les autorités russes de Bucarest ne sont guère encourageantes. Bien loin de s’être améliorées, les relations de fait sont froides comme la saison. Et je ne crois pas que ce soit par notre faute.
Je ne m’étendrai pas longuement sur les saisies de cargaisons de pétrole, céréales et matières fourragères, qui font l’objet de nombreux rapports spéciaux: il me suffira de vous dire qu’elles continuent et que, toutes les tentatives faites pour arriver par conversations directes à des arrangements acceptables n’ayant amené chez les Russes que faux-fuyants et dérobades, je me suis résolu à soumettre le problème dans son ensemble au gouvernement roumain, en même temps qu’aux missions américaine et britannique auprès de la Commission interalliée d’armistice. Pour les marchandises provenant de Transnistrie, je ne puis pas espérer que le cabinet de Bucarest ose contester l’interprétation soviétique d’après laquelle tout ce qui a été enlevé par les Roumains dans cette région doit être considéré comme appartenant à 1’U.R.S.S. et lui être restitué. En droit, nous avons un recours contre le gouvernement royal: la convention du 12 septembre 1944 étant pour nous «res inter alios acta», l’Etat roumain doit ou remplacer les produits qu’il reconnaît implicitement nous avoir vendus sans en être le légitime propriétaire ou nous restituer intégralement le prix payé par nous. La question qui se pose est celle de savoir si l’énormité des exigences moscovites et la faiblesse d’une Roumanie dépouillée permettront à cette dernière de nous offrir un dédommagement substantiel.
Pour l’instant, mon dessein est surtout d’appeler votre attention sur certains faits qui dénotent, chez les Russes de Bucarest, des tendances hostiles à notre pays.
Voici quelques exemples, choisis dans divers domaines:
1°/Pendant les vacances de Noël, un sieur Kamenoff, délégué de l’U.R.S.S. pour les «relations culturelles» avec l’étranger, exprima le désir de visiter le palais de Mogosoea qui, de fin avril à fin septembre, avait abrité la légation de Suisse et où mes principaux collaborateurs et moi-même avons conservé un pied-à-terre que nous utilisons assez souvent pour y passer le «week-end». Nous y étions précisément le jour où M. Kamenoff s’y rendit. Avant d’entrer, le visiteur, averti de notre présence, déclara qu’il ne pouvait pas «rencontrer les Suisses», son pays n’entretenant pas de relations diplomatiques avec le leur. La princesse Bibesco, propriétaire du palais, en faisait elle-même les honneurs à ses hôtes. Comme elle ouvrait par mégarde la pièce où je me tenais avec M. de Fischer, M. Kamenoff et ses compagnons y pénétrèrent, mais, à notre vue, se retirèrent précipitamment. Le geste est d’autant plus significatif que, parmi eux, se trouvait un agent à qui mon collaborateur avait rendu plusieurs fois visite pour affaires de service.
2°/Les 6 et 7 janvier, un journal roumain a publié deux articles, dont l’un attaquait la Suisse et l’autre le Comité international de la Croix-Rouge. Le premier nous reprochait de favoriser les puissances d’agression, rappelait le refus de PU.R.S.S. d’entrer en rapports avec la Suisse, parjait de démarches entreprises par les Etats-Unis d’Amérique pour faire cesser nos exportations en Allemagne, évoquait à ce propos la démission de M. Pilet-Golaz (qu’il représentait comme une crise ministérielle ayant entraîné un «changement total de cabinet»). Le second blâmait la neutralité du C.I.C.R. et l’attitude de M. Max Huber. Il affirmait que ce dernier est un grand industriel dont les intérêts sont intimement liés à ceux de l’Allemagne hitlérienne. La démission de l’ancien président du C.I.C.R. était rapprochée de celle de l’ancien ministre des Affaires étrangères et toutes deux montées en épingles comme des succès remportés par la diplomatie soviétique.
S’il se fût agi d’un quotidien très répandu, j’eusse signalé ces deux articles au ministère des Affaires étrangères. En l’espèce, il me parut préférable de parler au directeur de la feuille en question, l’écrivain Tudor Arghezi, connu pour avoir publié, en pleine dictature d’Antonesco, un portrait burlesque du baron von Killinger. Au cours de notre conversation, M. Arghezi, qui a vécu autrefois en Suisse, m’assura qu’il était un grand ami de notre pays. Je répliquai que cela ne se voyait guère à lire son journal. Il répondit que sa bonne foi avait été surprise, qu’il n’était pas lui-même l’auteur des articles en cause, que ces articles avaient été écrits par un de ses collaborateurs sur des renseignements de source russe et que certains agents des Soviets avaient beaucoup insisté pour qu’ils parussent. Je lui démontrai alors que la plupart de ses informations étaient fausses et que, par conséquent, les conclusions qu’en tirait l’auteur anonyme des textes visés ne présentaient aucune valeur. Il me promit de ne plus rien publier sur la Suisse sans me consulter tout d’abord. L’avenir nous montrera ce que vaut cette promesse.
3°/Plusieurs quotidiens de Bucarest portant la date du 12 janvier reproduisent une dépêche de l’agence Tass qui cite avec complaisance les attaques dirigées contre la Suisse par certains journaux américains. («Times Dispatch» et «Pall Mail»). On peut présumer qu’ils l’ont fait à la demande des Russes.
4°/Un des plus grands industriels de Roumanie, d’origine juive, vient de fonder une «Societate Balcanica-Elvetiana de Finanti si Comert», qui se propose de développer des relations économiques entre la Suisse et tous les pays des Balkans. Il entretient avec les Russes d’excellentes relations. Un de ses amis de l’armée rouge, parlant de cette entreprise, qui n’est encore qu’un projet, lui demanda: «Croyez-vous donc que vous allez pouvoir faire des affaires avec la Suisse? Tant que nous serons ici, je ne vois guère comment vous vous y prendriez». L’autre répondit qu’il n’était pas pressé, que les conditions d’aujourd’hui ne seraient pas éternelles, etc.
5°/Deux journalistes suisses établis à Istanbul, MM. Hubert Pictet3, du «Journal de Genève», et W. Bretholz4, de la «National Zeitung», avaient sollicité récemment l’autorisation de séjourner quelque temps en Roumanie. Un de leurs confrères de Bucarest avait appuyé leurs requêtes. La réponse fut donnée par la direction de la presse, dépendant du ministère des Affaires étrangères. Elle dit en substance que la Commission alliée (soviétique) de contrôle «n’a pas jugé opportun» d’accorder les visas demandés. A noter que M. Hubert Pictet avait pu se rendre sans difficulté de Turquie à Bucarest (en passant par Sofia où il se trouvait le jour même de la déclaration de guerre russe à la Bulgarie), qu’il avait passé plusieurs semaines dans la capitale roumaine, que son activité professionnelle n’avait donné lieu à aucune objection de la part de la censure soviétique et que, au moment de son départ, le chef de cette institution lui avait adressé des paroles très amicales en exprimant le vœu de le voir revenir bientôt.
6°/Une entreprise suisse d’exploitations forestières, dont le siège est à Oradea (Nagyvarad-Grosswardein), c’est-à-dire en territoire cédé à la Hongrie par l’arbitrage de Vienne en 1940 et reconquis par les forces russes et roumaines en 1944, m’adresse un rapport sur les conditions d’existence qui lui sont imposées par le commandant soviétique de la région. Dans les propos de cet officier, je relève les points suivants:
«Tout le stock de bois de l’entreprise est considéré comme butin de guerre et devient, sans indemnité, propriété de l’armée rouge... Les matériaux non utilisés par cette dernière restent à la disposition de l’entreprise, mais les profits qui pourraient en être tirés ne doivent sous aucun prétexte être bonifiés aux actionnaires suisses... L’Union soviétique a refusé de reprendre les relations diplomatiques avec la Suisse parce que cette dernière livre à l’Allemagne du matériel de guerre sans lequel le IIIe Reich ne serait pas en état de poursuivre la guerre... L’U.R.S.S. considère la Suisse comme une puissance ennemie au même titre que l’Allemagne».
7°/Depuis quelques jours, les abords de la Légation semblent être surveillés par des policiers russes en civil, comme elle le fut à d’autres moments par des sbires de la Gestapo.
Tous ces symptômes - et je pourrais en énumérer d’autres - ne laissent pas de me préoccuper. Je crains que, si un changement ne se produit pas à bref délai dans nos relations avec Moscou, notre situation à Bucarest ne devienne difficile. Le gouvernement roumain est si faible que, s’il plaît aux Russes de lui imposer une attitude hostile envers la Suisse, je ne vois guère comment il résistera. Même si le monde officiel et l’opinion éclairée nous demeurent fidèles au fond de leur cœur, il ne leur sera guère possible de nous donner des preuves d’attachement. La manière dont les accusations portées contre nous par l’agence Tass et Radio-Moscou commencent à s’infiltrer dans la presse roumaine est un indice inquiétant. Par intimidation, l’U.R.S.S., si elle le veut fermement, arrivera peu à peu à détacher de nous nos amis. J’en serais d’autant plus affligé que cela réduirait à néant, pour de longues années peut-être, le fruit d’un long et persévérant effort qui avait assuré à notre pays, dans l’estime des Roumains, un prestige exceptionnel.
Aujourd’hui, les mesures prises par les Russes pour isoler les représentants des pays neutres commencent à faire sentir leurs effets. Nous ne pouvons ni nous servir du chiffre ni recevoir de Suisse du courrier et des journaux. Nous n’avons presque plus de contact avec notre gouvernement et notre pays. La bienveillance que nous témoignent nos amis anglais ne suffit pas à combler cette lacune. Au surplus, la prudence qu’ils doivent s’imposer les empêche de nous prêter un concours aussi actif qu’ils le désireraient. Notre activité utile et nos moyens d’action semblent se réduire de jour en jour.
La question pourrait donc se poser de savoir s’il ne serait pas désirable de réduire au strict minimum la légation de Bucarest et même d’aller jusqu’à confier à une puissance étrangère la défense de nos intérêts. Je crois savoir que certains Etats, comme l’Espagne et le Portugal, envisagent de telles éventualités.
Pour la Suisse, le problème à résoudre dépend avant tout des perspectives qui peuvent exister d’arriver plus ou moins rapidement à un accord diplomatique avec l’U.R.S.S. Si ces perspectives sont favorables, il faudra patienter. Si elles ne le sont pas, il y a lieu d’aviser aux mesures à prendre, car la défense par nos seules forces des intérêts qui nous sont confiés pourrait un jour se révéler matériellement impossible.
Dans l’ignorance où je suis des desseins de mon gouvernement et des moyens dont il dispose, il m’est difficile de me prononcer.
La situation actuelle peut se résumer ainsi: jusqu’à ce jour, l’essentiel a été sauvegardé, mais on ne peut pas savoir de quoi demain sera fait.
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