Classement thématique série 1848–1945:
II. LES RELATION BILATÉRALES ET LA VIE DES ÉTATS
II.26 TURQUIE
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 12, doc. 447
volume linkBern 1994
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
Archival classification | CH-BAR#E2300#1000/716#14* | |
Dossier title | Ankara, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 1 (1937–1941) |
dodis.ch/46707 Le Ministre de Suisse à Ankara, E. Lardy, au Chef du Département politique, G. Motta1
Les rapports antérieurs de la Légation avaient, à plusieurs reprises déjà cet été, signalé au Département Politique l’état de santé toujours plus inquiétant du Président Atatürk. Malgré la discrétion de la presse, on savait que l’affection chronique du foie dont Atatürk souffrait (cirrhose atrophique, dite du buveur) n’était plus guérissable et que le Président se maintenait surtout par sa volonté de vivre. Je vous ai télégraphié le 20 octobre que le Ministère in corpore était descendu à Istanbul auprès du malade; il paraît que le spécialiste français Fiessinger, appelé d’urgence, fut confondu de le voir, le lendemain, reprendre connaissance; Fiessinger déclara à un Député turc, qui me l’a répété quelques jours après à l’Ambassade d’Allemagne, que, dans toute sa carrière de médecin, il n’avait eu qu’un seul précédent de vitalité pareille.
C’est sous le signe de cette mort imminente que fut célébrée, le 29 octobre, la fête nationale. Elle s’est déroulée avec sa solennité et son éclat habituels que les rapports de mon prédécesseur vous ont déjà décrits: Le matin, réception solennelle, par le Président de la Grande Assemblée Nationale, des hauts Dignitaires de l’Armée et de la magistrature, du corps législatif et, enfin, du corps diplomatique; l’après-midi, brillante revue de toutes armes, débutant par un vol de 200 avions et se terminant par un défilé d’unités motorisées, parmi lesquelles on pouvait voir des batteries antiavions et antitanks de fabrication suisse.
Le Parlement s’ouvrit solennellement, deux jours après, par la lecture du message du Président de la République à l’Assemblée. Message qu’Atatürk, jusque tout dernièrement, avait espéré pouvoir lire lui-même et que les événements subséquents relèguent déjà au second plan.
Lorsque les bulletins médicaux, qui avaient cessé, annoncèrent, le 9 novembre, une nouvelle crise, nul ne douta plus que c’était la fin.
Vous aurez certainement été frappé de la rapidité avec laquelle Ismet Inônü a été élu et son ministère formé, alors que le nouveau maître de la Turquie est celui-là même que son prédécesseur, il n’y a guère plus d’un an, congédiait comme Président du Conseil sans le moindre ménagement.
Certains ont donné comme cause principale, et même exclusive, de la crise ministérielle de 1937 la politique trop russophile d’Ismet Inônü, contre laquelle Atatürk voulait réagir en se rapprochant de P«Axe Paris-Londres» (voir, à cet égard, le rapport de la Légation du 27 septembre 1937). Les conversations que j’ai eues ces jours-ci, notamment avec des collègues balkaniques bien informés, m’ont confirmé dans l’impression que les raisons de la crise furent, alors, plus complexes. Vous savez que le Général Ismet Pacha, aujourd’hui Ismet Inônü, est l’ancien compagnon d’armes de Mustafa Kemal, avec lequel il partage la gloire de la victoire décisive d’Inônü sur les Grecs, victoire dont il porte aujourd’hui le nom. Vous savez aussi le rôle de premier plan que comme Président du Conseil, durant de longues années, Ismet a joué dans les Conférences internationales qui consacrèrent l’indépendance de la Turquie. Mais Ismet Pacha est le seul des Ministres d’Atatürk qui ait toujours refusé de baiser la main du Chef; il est le seul aussi qui ait, durant toutes ces années, osé lui tenir tête et conserver son franc parler. Quant à la politique pro-russe des débuts, elle était une nécessité économique et militaire; sans elle, l’Armée turque n’aurait pas pu se reconstituer et vaincre. Cette nécessité fut, à l’époque, comprise aussi bien par Kemal que par Ismet Pacha; mais une fois l’œuvre de libération accomplie, Kemal et Ismet furent d’accord pour se libérer de l’emprise soviétique et s’assurer d’autres appuis, en vue d’une politique d’équilibre. On se souvient qu’Ismet se rendit personnellement en Angleterre dans ce but.
Mais le Président Kemal était pressé de parachever son œuvre qui devait, toute entière, dater de lui, il voulait aller dans ses réformes à pas de géant et n’admettait pas qu’on mît un frein à ses impulsions. Pour cela il fallait faire appel, dans une mesure grandissante, au crédit, au concours étranger, et c’est là qu’Ismet Pacha retenait; il reprochait à son Chef, après avoir libéré sa patrie, de vouloir maintenant, par ambition personnelle, la faire retomber dans les dettes; il préférait, disait-il, voir la Turquie rester pauvre mais libre, que riche mais dépendante, à nouveau, de l’étranger.
Enfin et surtout, Ismet Pacha, turc de vieille roche et musulman pratiquant, osait désapprouver la vie privée du dictateur, et le plus grave c’est qu’en cela il avait l’appui de la nation, appui secret, jamais exprimé, mais néanmoins certain. Comme Président du Conseil et Secrétaire Général du Parti du Peuple (le seul parti existant), Ismet avait fait les élections d’il y a trois ans; l’Assemblée était à lui. Fort de ce concours, il aurait eu l’audace, il y a deux ans, de renvoyer d’Ankara à Istanbul un groupe d’indésirables dont certaines prenaient part aux soirées intimes qui réunissaient trop souvent, autour du grand Chef, les membres du Cabinet à la ferme modèle du Gazi.
L’éloignement du Président du Conseil n’avait, au demeurant, pas été facile. Sous prétexte que le parti devait faire corps avec l’Administration, on commença par remplacer Ismet Pacha comme Secrétaire Général du Parti, en lui substituant le Ministre de l’Intérieur Cükrü Kaya, adversaire de longue date et qui se prêta de bonne grâce à la manœuvre; en même temps, les Valis des Vilayets, qui dépendent du Ministre de l’Intérieur, furent mis à la tête des organisations locales du parti. Atatürk visait par là à séparer Ismet Pacha de l’Assemblée Nationale, à l’obliger à n’être plus, tout comme ses autres Ministres, qu’un fonctionnaire docile et de second plan. Tout cela, cependant, fut inutile; la popularité du Président du Conseil croissait, et c’est alors qu’en septembre 1937, Atatürk se décida à l’éliminer avec éclat. Depuis lors, il était surveillé au point qu’on ne le laissait plus même quitter Ankara. Sa maison est à quelques pas de votre Légation.
Sûr de l’Assemblée qu’il avait fait élire et dont la période de législature dure encore un an, Ismet attendait son heure, et la mort de l’ancien ami qui l’avait rejeté.
Comme je vous l’ai télégraphié, la séance officielle pour l’élection du nouveau Président a été sans imprévu et de pur apparat; la décision du parti, prise la veille, soit le jour même de la mort, tranchait la question. Cette séance n’en a pas moins été fort intéressante. Annoncée par le Président Renda d’une voix brisée par l’émotion, la nouvelle de la mort d’Atatürk a été écoutée, par les Députés, debout, et suivie de cinq minutes de silence. Silence tout relatif, car, littéralement, la moitié des Députés étaient en larmes; certains pleuraient à grands sanglots. Le vote suivit aussitôt; les Députés, à l’appel nominal et par cercles électoraux, défilèrent devant l’urne et y déposèrent leur bulletin. On remarqua la petite manifestation du Ministre de l’Intérieur Cükrü Kaya, qui, ne voulant ni voter, ni s’abstenir, feignit de ne pas entendre l’appel de son nom et manifesta ensuite ses regrets. Les scrutateurs, nommés immédiatement après, comptèrent sous nos yeux 348 bulletins, qui, tous, furent au nom d’Ismet Inônü.
Le nouveau Président attendait chez lui. La séance fut interrompue pour lui donner le temps de venir se présenter et prêter serment. Et les mêmes Députés qui, une demi-heure auparavant, pleuraient son rival mort, ovationnèrent à l’unisson le successeur; la discipline proverbiale des parlements turcs apparut là sous la coupe moderne des vestons de commande. Le discours du nouveau Président, fut, lui aussi, couvert d’applaudissements. Discours prudent, dans lequel Ismet Inônü tout en flattant le Parlement, évita, bien entendu, de se présenter autrement que comme continuateur de l’œuvre du grand Chef défunt.
Et de fait, c’est bien une continuation de l’œuvre d’Atatürk qu’on peut attendre de son ancien rival, continuée sous un régime de gouvernement qui restera très personnel, mais qui se poursuivra sur un autre rythme, en raison de la profonde différence de tempérament des deux hommes. Au dictateur génial mais impulsif, viveur et athée, féru de modernisme jusqu’à l’engouement, succède un patriote tout aussi fervent, mais musulman pratiquant, de mœurs austères et d’esprit mesuré. Sans impliquer nécessairement une réorientation vers la Russie soviétique et l’isolement, la politique extérieure d’Ismet Inônü pourrait cependant offrir moins de chances que celle du grand défunt au lancement de grands travaux modernes, financés et dirigés par l’étranger; elle sonnera peut-être aussi le glas de certains profitages.
La composition du nouveau Cabinet s’explique assez facilement par ce que j’ai dit plus haut. Le départ du Ministre de l’Intérieur Cükrü Kaya, instrument de la chute d’Ismet Inônü l’an dernier, allait de soi; il est remplacé par Refik Saydam, ancien Ministre de l’Hygiène, qui, sentant d’où venait le vent, avait démissionné pour suivre Inônü dans la retraite. Quant au Ministre des Affaires Etrangères, M. Rüstü Aras, israélite, ainsi qu’on sait, par ses origines, et de tempérament essentiellement opportuniste, il semble que le nouveau Président lui en veuille aujourd’hui de ne pas avoir osé le défendre l’an dernier auprès d’Atatürk. C’est M. Saracioglou, Ministre de la Justice du précédent Cabinet, qui passe aux Affaires Etrangères; il a maintes fois remplacé M. Rüstü Aras à titre intérimaire durant les nombreuses missions de ce dernier à l’étranger. Ceux que les réponses toujours aimables et abondantes, mais quelquefois confuses, et même contradictoires, de l’ancien Ministre des Affaires Etrangères ont parfois découragés, espèrent que l’esprit clair et logique de son successeur, qui est juriste, leur vaudra des déclarations plus nettes, dont il soit possible de faire état.
Quant au Président du Conseil M. Djelal Bayar, comme je m’étonnais qu’il fut maintenu quoique successeur immédiat d’Ismet Inônü après la crise ministérielle de septembre 1937, on me répondit qu’Ismet ne lui en voulait pas, sachant qu’il n’avait pas intrigué, et que, du reste, Madame Inônü et Madame Bayar étaient amies intimes.
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