Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 12, doc. 17
volume linkBern 1994
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
Archival classification | CH-BAR#E2001D#1000/1554#460* | |
Dossier title | Mémoire de l'Association internationale des journalistes accrédités au «Statut des journalistes accrédités auprès de la S.d.N.» (1937–1940) | |
File reference archive | E.91.1 |
dodis.ch/46277
J. de Montenach, fonctionnaire à la Société des Nations, au Chef de la Section de la SdN du Département politique, C. Gorgé1
Mon cher ami,
1. Le Conseil de la Société des Nations a mis fin hier soir à sa session ordinaire, sans que la question du statut des journalistes au siège de la Société ait pu matériellement faire l’objet d’un examen plus approfondi.
2. Contrairement à ce qui a été indiqué dans certains journaux, le Conseil n’a pas constitué lui-même une sorte de comité spécial. Il s’en est plus ou moins remis à son président d’examiner les divers aspects de la question et de s’entourer de l’avis d’autres membres du Conseil s’il l’estimait opportun.
3. A dire vrai, aucune procédure définie n’a été adoptée, aucune ligne de conduite n’a été définitivement arrêtée. La question demeure donc un peu floue dans son état actuel. Elle est posée, c’est entendu, mais la méthode selon laquelle elle sera examinée sous ses aspects concrets, demeure encore incertaine.
4. Monsieur Pilotti, avec qui je me suis entretenu à ce sujet ce matin, croit savoir que la méthode envisagée serait la suivante: certains groupes du Secrétariat dont les préventions à l’égard de notre pays sont évidentes, chercheraient à provoquer la rédaction d’une sorte de projet de statut élaboré unilatéralement. Ce projet serait ensuite soumis, selon une procédure non déterminée, à l’approbation du président et peut-être d’autres Membres du Conseil, et ensuite serait transmis à Berne, à titre de base de discussion.
5. Mon sentiment personnel, qui peut être contestable, comme toute impression subjective, est et demeure jusqu’à preuve évidente du contraire, que toute l’affaire a été montée ici, à titre de «sanction morale» contre notre pays, devenu «impopulaire» en raison de certaines circonstances politiques. Sur ce point, j’en sais davantage que je n’en écris; je pourrais t’éclairer le cas échéant.
6. Donc, les impressions de Monsieur Pilotti peuvent être fondées et le Conseil s’étant séparé sans avoir rien résolu, il n’est pas impossible que l’équipe hostile soit conduite à élaborer un projet de texte dans lequel seraient concrétisées certaines revendications, expression de quelques rancunes.
7. Au cours de la réunion non officielle du Conseil, c’est-à-dire l’une de ses séances secrètes, qui est censée n’être pas une séance proprement dite, mais un libre échange de vues, notre pays fut surtout attaqué par MM. Litvinoff et del Vayo, appuyés dans une certaine mesure par Monsieur Delbos. Chacun d’eux exprima quelques griefs à l’endroit de la «presse bourgeoise» suisse. Monsieur Litvinoff n’eut guère de peine à faire ressortir l’hostilité de la majorité de la presse bourgeoise suisse à l’égard du pays qu’il représente. Il alla plus loin, puisqu’il invoqua aussi le principe idéal de la liberté de la presse, peu pratiquée, à notre connaissance, dans son pays et qui paraît lui servir surtout d’article d’exportation.
8. Monsieur del Vayo exprima l’amertume causée à son Gouvernement légitime et foncièrement démocratique, par l’antipathie d’une grande partie de la presse suisse qui, paraît-il, lui méconnaît ces estimables qualités dont il fait grand état au siège de la Société des Nations. Monsieur Delbos, à ce qu’on m’assura, avait, lui aussi, des raisons de se plaindre, de l’attitude de la presse bourgeoise suisse à l’égard du Gouvernement du front populaire en France. Cette presse se révélant systématiquement défavorable aux régimes et Gouvernements d’inspiration démocratique, profondément fidèles aux principes de la Société des Nations et attachés à sa politique. Comme je vous l’ai dit au téléphone, Monsieur Massigli, avec qui j’ai eu un entretien le même soir, se fit l’interprète de sentiments identiques. Il en voulait particulièrement au Journal de Genèveet, singulièrement, au correspondant parisien de ce journal et au correspondant parisien de la Suisse. L’un et l’autre seraient systématiquement prévenus et méconnaissent la politique vraiment pacifique du front populaire. Monsieur Massigli ajouta que son administration se préoccupait, avec l’aide de l’Ambassade de France à Berne, de constituer un dossier qui ferait ressortir dans la presse suisse romande de tendances bourgeoises, une hostilité très marquée à l’égard du présent régime en France.
9. Mon interlocuteur, à cette occasion, fit une délicate allusion aux sentiments différents qui, assure-t-il, animent une certaine partie de la presse alémanique. Il assura que celle-ci avait les yeux ouverts sur les réalités des choses et se montrait plus sympathique à l’égard du régime en France et heureusement, plus méfiante à l’égard de la politique hitlérienne. Je me bornai de répondre sur ce point en rappelant à Monsieur Massigli les temps quelque peu anciens déjà, où j’eus le plaisir de lier amitié avec lui à Berne en 1915, alors que, sous la direction de M. Haguenin, il travaillait au bureau de presse français. Je n’eus pas de peine à lui remémorer qu’il s’exprimait alors différemment à l’égard de la presse romande et je lui demandai si ce n’était pas dans les plus mauvais moments que l’on savait reconnaître ses meilleurs amis.
10. Il n’en demeure pas moins que le Ministre des Affaires Etrangères français, ou, plus exactement, les milieux gouvernementaux, ressentent, assurentils, vivement, l’attitude soi-disant partiale d’une grande partie de la presse suisse française à l’égard de leur Gouvernement. Oublieux, comme les Français le sont toujours, de leurs amitiés véritables, ils recherchent de faciles louanges dans ces mêmes colonnes, où pendant la guerre, alors que la France jouait son existence, ils relevaient les plus évidentes inimitiés.
11. Les préventions à l’égard de notre pays dans certains milieux sont si manifestes qu’il ne vaut même pas la peine de relever les petites manifestations de tels sentiments. J’emploie ici le mot «petites» dans tous les sens du terme.
La protestation du Négus a été étrangement exploitée, peut-être même par ceux qui l’avaient implicitement provoquée.
Il faut tenir compte de cet état d’esprit pour expliquer certaines choses et ne leur attacher que l’importance qu’elles méritent mais évidemment ne pas les négliger.
12. Des renseignements recueillis, il résulte que le délégué au Conseil qui adopta l’attitude la plus amicale, la plus loyale à l’égard de notre pays, fut Monsieur Komarnicki, délégué de la Pologne, qui déclara vouloir se refuser à toute discussion sur le statut des journalistes en l’absence d’un représentant qualifié de notre pays.
Je pris l’initiative de téléphoner ce matin à Monsieur Komarnicki pour le remercier de son attitude bienveillante et lui dire qu’elle ne saurait manquer d’être hautement appréciée par tous ceux qui savent reconnaître la valeur des sentiments de traditionnelle sympathie qui unissent son pays et le nôtre.
13. J’ajoute que Monsieur Munters, délégué de la Lettonie, s’exprima également au Conseil dans un sens analogue à celui de la Pologne.
14. Il semble bien que tout le mouvement contre nous, pour autant qu’il s’agit d’un mouvement, car ce fut une manifestation assez «sur place», fut conduit par Monsieur Litvinoff, lequel, étant inspiré comme il va de soi, chercha à transmettre son inspiration. Elle ne fut pas aussi dynamique que l’on pourrait croire, car la grande majorité des membres du Conseil s’abstint, paraît-il, de prendre la parole et le délégué de la Grande-Bretagne s’exprima, m’assure-t-on, de la façon la plus modérée et la plus objective.
15. Le Président, délégué de la Chine, ne fit que lire les papiers qui avaient été préparés pour son usage. On ne saurait guère lui prêter, pour être véridique, d’avis bien personnel sur le statut de journaliste étranger dans notre pays, à moins qu’il n’ait l’idée de s’inspirer du statut dont les étrangers bénéficient encore dans le sien. Si l’on considère que les légations y disposent d’une garde militaire et que certaines parties du territoire sont soumises à concessions, on voit qu’un large champ est ouvert à son imagination.
16. Monsieur Pilotti avait un ton grave ce matin, en parlant des éventualités qui pourraient menacer notre pays, notamment celle d’un projet de statut élaboré unilatéralement et qui nous serait peut-être communiqué comme un texte à prendre ou à laisser. Pour ma part, je ne partage pas de telles appréhensions, car bien des moyens préventifs nous sont encore offerts. Après réflexion, il en est un que je suis résolu à te proposer lors de notre prochain entretien, c’està-dire mardi, puisque ta visite est attendue ici ce jour-là. Un statut spécial des journalistes accrédités auprès de la Société des Nations comporterait, en effet, une contre-partie qui serait, à tout le moins amusante: c’est d’interdire à ces journalistes résidant à Genève de pouvoir rendre compte à leurs journaux de tous les faits qui se produisent en Suisse, dans la politique fédérale, cantonale ou autre, car ils se trouveraient alors privilégiés vis-à-vis des journalistes étrangers résidant à Berne ou à Zurich, etc., ce qui serait intolérable, et d’où le droit pour nous d’exercer un contrôle sur toute leur activité professionnelle, non strictement axée sur la Société des Nations. On arriverait de la sorte à l’absurde. Peut-être ne faut-il pas le redouter, à titre d’argument.
17. Je me borne à ceci aujourd’hui et me réserve donc d’ajouter à ces impressions personnelles quelques suggestions à notre prochaine rencontre.
Cordialement à toi, Montenach
P.S. Je veux encore te dire que j’ai profité de mon entretien avec Monsieur Massigli pour me plaindre, à titre de représailles, des attaques personnelles formulées contre M. Motta à l’occasion du cas A Prato par certaine presse française connue pour ses accointances officielles. Je lui fis observer que Monsieur Motta était chef d’Etat, étant président de la Confédération et que jamais, à aucun moment, la presse suisse ne s’était exprimée à l’égard du chef d’Etat de la République française en des termes semblables à ceux que divers journaux français n’avaient pas hésité d’employer. Monsieur Massigli me déclara qu’il regrettait vivement ces excès.
J’eus aussi l’occasion de m’entretenir avec l’une des journalistes françaises à qui de telles intempérances de plume peuvent, à bon droit, être reprochées. Il s’agit de Geneviève Tabouis. Je lui déclarai que j’avais été personnellement offensé, malgré notre longue et vieille amitié, par les articles dans lesquels elle avait attaqué Monsieur Motta et je lui déclarai que si je ne lui avais pas écrit à l’occasion de la nouvelle année, c’est que je n’aurais pu cette année lui adresser des vœux sans les accompagner de reproches. Elle me répondit par de longues considérations sur la liberté de la presse menacée dans le monde et particulièrement dans sa faible personne. Elle ne me cacha pas que si la droite arrivait au pouvoir en France, elle pourrait être l’A Prato de demain. Je lui répondis que si tels étaient ses pronostics, elle ferait mieux de se réserver par avance un asile bienveillant dans notre pays. Notre conversation se conclut assez amicalement malgré tout, car elle me promit, tout en ayant l’intention de continuer sa campagne de haute portée morale, d’éviter de faire des personnalités et, notamment, de mettre en cause celle de Monsieur Motta.
Elle me demanda, enfin, si au cas où j’aurais été le pouvoir fédéral, j’aurais agi de telle façon à l’égard d’A Prato. Je me bornai à lui répondre: «Non, car si vous aviez été A Prato, vous n’auriez pas agi comme lui».
- 1
- Lettre: E 2001 (D) 4/46.↩