Classement thématique série 1848–1945:
I. SOCIÉTÉ DES NATIONS
2. La Suisse et l’admission de l’Union soviétique à la SdN
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 11, doc. 33
volume linkBern 1989
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
Archival classification | CH-BAR#E2001C#1000/1535#1022* | |
Dossier title | Russie (1934–1934) | |
File reference archive | B.56.15 |
dodis.ch/45954
[...]
Si la question de l’entrée de la Russie dans la Société des Nations est discutée un peu partout, le Conseil fédéral ne s’en est pas encore occupé. Il ne pourrait le faire qu’en toute connaissance de cause, c’est-à-dire lorsqu’il connaîtra tous les éléments du problème. Or, à l’heure actuelle, on ignore encore quelle sera l’attitude du gouvernement soviétique. On ne sait pas s’il présentera effectivement sa candidature à la prochaine Assemblée de la Société des Nations. On n’est, en tout cas, pas mieux renseigné à cet égard à Londres qu’à Berne. Tout récemment, Sir John Simon, répondant à une question qui lui avait été posée au Parlement, déclarait qu’il ne possédait aucun renseignement sur les intentions russes.
Il n’en reste pas moins que partisans et adversaires d’une accession de la Russie à la Société des Nations échangent d’ores et déjà leurs arguments. Les premiers voient dans l’arrivée des Soviets à Genève un renfort dont devrait se réjouir une Société des Nations affaiblie par le départ du Japon2 et de l’Allemagne3; les seconds prédisent que la participation de l’Etat communiste à l’institution du Quai Wilson4 consommerait bientôt la ruine de la Société des Nations.
En Suisse, les esprits sont aussi divisés. Dans les milieux socialistes, on ne verrait évidemment pas de mauvais œil une collaboration soviétique à Genève. Dans les milieux bourgeois, l’opinion contraire paraît prédominer, encore qu’il ne soit pas absolument certain que, dans nos sphères économiques et commerciales avides de débouchés propres à atténuer les effets de la crise, on ne soit pas porté à jeter le voile sur le passé chargé des disciples de Lénine. En tout état de cause, l’entrée de la Russie dans la Société des Nations rencontrera chez nous de farouches adversaires. «Les loups, dit [le ‹Journal de Genève› (27 mars 1934), seraient dans la bergerie.» «La Société des Nations, déclare l’‹Entente internationale contre la IIIe Internationale) (‹La Liberté›, du 6 février 1934), deviendrait la proie des bolcheviks, qui en profiteraient pour envenimer tous les rapports, déjà difficiles, entre ses membres, et se serviraient de Genève comme du forum mondial précieux pour leur politique de désordre, de révolution et de misère.» «Wir sehen in einem Eintritt der Sovietunion in den Völkerbund keine Stärkung, opine de son côté le «Berner Tagblatt» (4 avril), sondern eine bedenkliche Schwächung. Und wir glauben nicht, dass die Sovietregierung mit ihrem Eintritt ihre Zersetzungsarbeit in den übrigen Staaten aufgeben würde. Im Gegenteil, sie würde die Mitgliedschaft benützen, um sie um so intensiver zu betreiben.»
La Suisse pourrait évidemment s’opposer à la candidature russe, mais son veto n’aurait, comme on sait, rien de décisif.5 L’admission dans la Société des Nations ne requiert pas, en effet, un vote d’unanimité. Il suffit, selon l’article 1er du Pacte6, d’une majorité des deux tiers. Or, dans les conjonctures actuelles, il serait bien osé de prétendre, après le nouveau succès diplomatique obtenu tout récemment par M. Litvinoff7 aux Etats-Unis d’Amérique, qu’il se trouverait plus d’un tiers des membres de la Société des Nations pour s’opposer à la demande d’admission de l’U.R.S.S. Il y a même tout lieu d’admettre le contraire, vu le nombre respectable d’Etats qui ont reconnu de jure le gouvernement russe et qui, logiquement, ne pourraient guère lui refuser l’accès de la Société des Nations. S’il en était ainsi – et il serait facile de s’en assurer, le moment venu, lorsque la question serait soumise aux délibérations de l’Assemblée, – le Conseil fédéral aurait à examiner s’il siérait que la Suisse se confinât dans une opposition irréductible, au risque même de se trouver seule à faire obstacle à l’admission de la Russie.
L’U.R.S.S. admise au sein de la Société des Nations, quelle serait notre position à l’égard de ce pays?8 Qu’y aurait-il de changé à la situation résultant du fait que nous n’avons reconnu ni en droit ni en fait le gouvernement de Moscou?9 Après avoir examiné attentivement la question, nous sommes arrivés à la conclusion que nous serions amenés à reconnaître la Russie dans une mesure qui se rapprocherait sensiblement de la reconnaissance de jure du droit traditionnel. L’admission crée même un mode de consécration de la personnalité juridique des Etats, dont la portée à certains égards, est plus grande que celle de la reconnaissance du droit des gens classique. Elle assure, en effet, au bénéficiaire tous les avantages découlant du Pacte de la Société des Nations. Les Etats membres seraient tenus, en cas d’agression caractérisée, de lui prêter appui, obligation que n’impliquerait nullement une reconnaissance de jure. L’admission reviendrait ainsi, a-t-on fait observer, à obliger un Etat à reconnaître l’Etat admis contre sa volonté. Cette conclusion paraît si radicale que des auteurs, comme Rougier10 par exemple, qui la déduisaient logiquement du système du Pacte, ont hésité à s’y rallier sans réserve. D’autres, tels Fauchille11 et Coucke12, n’ont pas reculé devant pareille déduction. Du moment, déclare Coucke, que l’on est prêt, en cas de violation caractérisée de l’article 16 du Pacte, à porter aide et assistance à un Etat, on ne voit guère comment on pourrait lui dénier le bénéfice d’une reconnaissance de jure.
Entre l’admission et la reconnaissance, il existe cependant des différences sur lesquelles on pourra, le cas échéant, insister. Coucke lui-même reconnaît que les deux modes de consécration de la personnalité juridique n’ont pas nécessairement les mêmes effets. «Il ne manque en somme à l’admission, écrit-il, pour sortir, indépendamment des effets qui lui sont propres tous ceux qui résultent de la reconnaissance, que d’être suivie de la réception et de l’envoi d’agents diplomatiques.» Si donc nous étions obligés d’entretenir certains rapports avec la Russie soviétique le jour où elle entrerait dans la Société même contre notre gré, ces rapports n’iraient pas nécessairement jusqu’à l’établissement de véritables relations diplomatiques entre Berne et Moscou.
Quant à la question d’une délégation permanente de l’U.R.S.S. auprès de la Société des Nations, elle est plus simple. Dès l’instant que la Russie serait reçue dans la Société avec toutes les prérogatives d’un Etat membre, nous ne voyons pas comment nous pourrions faire obstacle à son désir d’être représentée, comme d’autres pays, à Genève. On ne manquerait pas de nous opposer l’article 7 du Pacte13 et la pratique suivie jusqu’ici pour faire valoir le droit de l’U.R.S.S. et même celui de la Société des Nations d’organiser leurs rapports de la manière qui leur paraît la meilleure. Le pays siège ne serait pas fondé, dirait-on, à entraver, de quelque manière que ce fût, les relations entre un Etat membre et la Société. Les intérêts suisses devraient s’effacer, sous ce rapport, devant les intérêts de la Société des Nations. Le siège de la Société ne comporte pas que des avantages pour le pays de domicile. Il implique aussi des sacrifices. Mais cette constatation ne nous empêcherait nullement, pensons-nous, de demander, le cas échéant, des garanties. Si l’U.R.S.S. avait le droit strict d’avoir ses agents auprès de la Société des Nations, nous n’aurions pas moins celui d’être protégés contre toute propagande subversive propre à mettre en péril l’existence même de notre Etat. Ce serait une question à examiner entre nous et la Société des Nations, voire avec l’U.R.S.S.
Telles sont les quelques remarques préliminaires qu’il nous a paru possible de vous communiquer dès maintenant au sujet d’un problème qui vous intéresse et que le Conseil fédéral aura prochainement l’occasion d’examiner si tant est que, poussée par certaines grandes puissances, la Russie des Soviets manifestait effectivement le désir d’accéder à l’institution de Genève.
- 1
- Circulaire: E 2001 (C) 5/107. Paraphe: EF. Soit aux légations à Athènes, Belgrade, Berlin, Bruxelles, Bucarest, Buenos Aires, Istanbul, La Haye, Londres, Madrid, Paris, Prague, Rio de Janeiro, Rome, Stockholm, Tokyo, Varsovie, Vienne et Washington, ainsi qu’aux Consulats généraux de Montréal et Shanghai.↩
- 2
- 2. Préavis de retrait présenté le 27 mars 1933 (Cf. DDS, vol. 10, no 278, dodis.ch/45820).↩
- 3
- Préavis de retrait présenté le 21 octobre 1933 (Cf. DDS vol. 10, nos 341, dodis.ch/45883 et 357, dodis.ch/45899).↩
- 4
- Où siège alors la SdN.↩
- 5
- Dans une Notice préliminaire concernant l’entrée de la Russie soviétique dans la Société des Nations, du 2 mai, C. Gorgé écrit notamment: l-l S’opposer à la candidature russe? Mais le seul veto de la Suisse n’aurait rien de décisif. Comme on sait, l’admission dans la Société des Nations ne requiert pas un vote d’unanimité. Il suffit, selon l’article 1er du Pacte, d’une majorité des deux tiers. Or, dans les conjonctures actuelles, il serait bien osé de prétendre qu’il se trouverait plus d’un tiers des membres de la Société des Nations pour s’opposer à la demande d’admission de l’U.R.S.S. Il y a tout lieu d’admettre le contraire, vu le nombre respectable d’Etats qui ont reconnu de jure le gouvernement russe et qui, logiquement, ne pourraient pas lui refuser l’accès de la Société des Nations. S’il en est ainsi – et il serait facile de s’en assurer, le moment venu, lorsque la question serait soumise aux délibérations de l’Assemblée – conviendrait-il que la Suisse se cantonnât dans une opposition irréductible, au risque même de se trouver seule à faire obstacle à l’admission de la Russie? Pareille attitude serait théoriquement concevable, mais elle aurait, pratiquement, des conséquences telles qu’il serait bien difficile de l’envisager sérieusement. Car de deux choses l’une: ou bien nous devrions nous incliner devant le fait accompli, et notre geste d’opposition n’aurait, politiquement, aucune raison d’être, ou bien nous persisterions à ne [ Motta rajoute ici: à ne pas vouloir admettre que la Russie fût dans la S.d.N. et note en marge: Ceci n’est pas tout à fait précis.Gorgé précise alors par une nouvelle note manuscrite en bas de page: M. Motta m’a sans doute mal compris. Ce n’est pas le raisonnement qu’il fait que je voulais tenir./pas reconnaître le gouvernement des Soviets et, comme cette attitude serait inconciliable avec les engagements du Pacte, force nous serait de sortir de la Société des Nations et, en même temps, de renoncer au siège de la Société. On voit la portée incalculable d’une opposition que certains milieux voudraient nous voir manifester jusqu’au bout. La question a d’ailleurs déjà été posée par les adversaires des Soviets sous la forme du dilemme suivant: «Choisissez entre l’U.R.S.S. et nous; le jour où les Soviets entreront dans la Société des Nations, nous en sortirons.» («Journal de Genève» du 27 mars.) Le problème est franchement posé, mais il nous paraît douteux que le peuple suisse, dans sa majorité, le poserait ainsi. Il ne faut d’ailleurs pas s’exagérer les conséquences de l’entrée de l’U.R.S.S. dans la Société des Nations. Cet acte aurait sans doute une portée morale considérable, mais, en fait, la Société des Nations ne s’en trouverait pas nécessairement bouleversée. Si puissant qu’il soit, un pays ne peut pas faire ce qui lui plaît à Genève. L’exemple du Japon est là pour le démontrer. La règle de l’unanimité est à cet égard une puissante garantie contre toute tentative de désordre. D’un autre côté, qu’on le veuille ou non, les Soviets font désormais partie de la communauté internationale. On comptera bientôt sur ses doigts les pays qui se sont refusés à les reconnaître. Toutes les grandes puissances, y compris les Etats-Unis d’Amérique, ont maintenant leur agent diplomatique à Moscou. En tête de cette notice, qui inspire visiblement la circulaire du 12 mai, puisque plusieurs passages sont repris intégralement dans cette dernière, Motta note: J’ai lu avec beaucoup d’intérêt cette notice. Je considère comme exclu que nous puissions voter pour l’entrée de la Russie. La seule attitude possible sera celle de l’abstention. Je ne suis pas persuadé que l’admission dans la S.d.N. impliquera pour nous la reconnaissance de jure, mais il faut admettre que la question est délicate. 9.V. 34.↩
- 6
- Tout Etat, Dominion ou Colonie qui se gouverne librement... peut devenir Membre de la Société si son admission est prononcée par les deux tiers de l’Assemblée, pourvu qu’il donne des garanties effectives de son intention sincère d’observer ses engagements internationaux et qu’il accepte le règlement établi par la Société en ce qui concerne ses forces et ses armements militaires, navals et aériens (art. 1. al. 2).↩
- 7
- Ministre soviétique des Affaires étrangères.↩
- 8
- La notice précitée précise à ce propos: Comme nous l’avons vu, il serait plus sage, au point de vue de l’opportunité politique, de ne pas s’opposer à l’admission si d’avance l’on est condamné à rester dans la minorité. Tout au plus pourrait-on s’abstenir au vote, mais, dans un vote solennel comme celui qui a lieu pour les admissions à Genève, une abstention serait peut-être considérée par beaucoup comme une manifestation intempestive et inutile d’hostilité. A quoi bon, politiquement, marquer de l’hostilité à un pays qui, l’instant d’après, deviendra plus ou moins votre associé? Quant aux conséquences de l’admission sur les rapports entre la Suisse et l’U.R.S.S., on peut discuter sur leur portée. Le fait est que, demeurant dans la Société des Nations, nous serions obligés d’entretenir certains rapports avec le nouveau membre de la Société. Ces rapports iraient-ils jusqu’à l’établissement immédiat d’une représentation diplomatique dans chacune des capitales? Pas nécessairement, puisque, comme nous l’avons vu, si la différence existant entre l’admission et la reconnaissance est pratiquement très faible, il nous resterait néanmoins encore la ressource de plaider que l’envoi et la réception d’agents diplomatiques ne dérivent pas nécessairement de l’admission. Nous pourrions demeurer dans l’expectative et attendre les événements.↩
- 9
- Cf. notamment DDS vol. 7–II, rubrique II. 14: Russie.↩
- 10
- Revue générale de droit international public, 1921.↩
- 11
- Traité de droit international public, 1.1, première partie.↩
- 12
- Revue de droit international, 1921.↩
- 13
- Qui traite notamment du siège de la Société, des privilèges et immunités diplomatiques des représentants des membres de la Société et des agents de cette dernière, ainsi que del’in violabilité des terrains et des bâtiments occupés par la Société.↩
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Admission of the Soviet Union to the League of Nations (1934)
Russia (General) League of Nations