Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 8, doc. 130
volume linkBern 1988
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2001B#1000/1503#1360* | |
Old classification | CH-BAR E 2001(B)1000/1503 49 | |
Dossier title | Kaiser Karl I. und sein Gefolge; Dokumente I, II, III und IV (1918–1922) | |
File reference archive | B.44.142.2 |
dodis.ch/44772
Dès mon arrivée à Vienne j’ai cherché à me procurer des renseignements sur l’équipée du roi Charles, sur ses origines et sur ses conséquences.2
Dans tous les milieux, gouvernementaux, diplomatiques et légitimistes on est unanime à condamner l’entreprise comme dangereuse selon les uns, inopportune et mal emmanchée selon les autres.
Le Chancelier Schober qui, quoique loyal serviteur du régime actuel, est au fond de son cœur un monarchiste convaincu et a conservé des sentiments d’attachement à l’ancienne dynastie, est d’avis que le moment a été très mal choisi et que Charles a définitivement compromis des chances qui sans aucun doute lui restaient encore. D’ici quelques mois peut-être déjà le trône de Hongrie aurait pu lui échoir comme un fruit mûr et qui sait si, par contrecoup, la couronne d’Autriche sous une forme impériale ou archiducale ne lui serait pas revenue peu après. Le Chancelier semble craindre que, d’ici à 4 ou 5 mois, une crise formidable, due notamment aux conditions économiques, n’assaille l’Europe centrale et amène des perturbations catastrophales. Je n’ai pas besoin de vous dire que M. Schober, comme du reste aussi les légitimistes les plus convaincus comprennent l’indignation du peuple suisse et du Conseil fédéral à l’égard du manque de parole de l’exempereur; les plus bienveillants invoquent la raison d’Etat tout en reconnaissant que nous n’avons pas de motif de l’accepter comme excuse.
Le Chancelier m’a dit avoir pu reconstruire presque du commencement à la fin l’intrigue qui a mené à la fugue due 20 octobre; il lui manque encore quelques chaînons et quand il aura pu compléter ses renseignements il me les communiquera.
De divers côtés, et Schober ne m’a pas paru être d’un avis très différent, on impute au Dr. Gratz, ancien Ministre de Hongrie à Vienne et ancien Ministre des Affaires étrangères de Hongrie, l’initiative du coup manqué. J’ai été fort étonné en entendant ces assertions, car je connais M. Gratz de longue date et comme la plupart de ses amis, je l’ai toujours considéré comme un homme très pondéré, de beaucoup de bon sens, fervent patriote et royaliste convaincu il est vrai, mais beaucoup trop sage et expérimenté pour se lancer dans une aventure pareille. D’après une version, la menace de dissolution des bandes hongroises du Burgenland, considérées comme le noyau d’une future armée royale, lui aurait fait craindre que, ces troupes une fois disséminées, le roi ne trouverait plus d’appui solide le jour où il voudrait rentrer dans son pays. – Cependant et quoique le Ministre de Hongrie n’ait pas cru devoir disculper le Dr. Gratz de façon péremptoire, je ne voudrais pas, sans preuves plus complètes, inculper définitivement mon ancien collègue. M. Gratz a dans tous les cas été en Suisse et a vu le roi à Hertenstein au commencement de septembre; le fait seul de ce voyage peut être un indice sérieux de culpabilité, mais il peut aussi bien avoir donné naissance à une fable. A son retour de Suisse, l’ancien Ministre a dit à mon collègue de Hongrie qu’il avait fait son possible pour faire prendre patience au roi Charles et qu’il croyait l’avoir convaincu dans une certaine mesure. D’après une interview que le roi et son entourage auraient donné à un journaliste américain (interview dont je ne peux pas garantir l’authenticité mais dont le contenu me paraît assez probable) Gratz aurait en outre été avisé du départ du roi de Hertenstein avant son arrivée en Hongrie. (Ci-joint l’interview.)3
Il y a des personnes qui croient que l’hôte de Hertenstein s’est laissé inspirer par le petit Boroviczéni, (ce jeune diplomate qu’il avait auprès de lui et qu’on considérait comme une sorte d’officier de liaison du Gouvernement hongrois). Si c’était vrai ce serait un comble, mais Charles a toujours été si maladroit dans le choix de ses conseillers que ce ne serait pas absolument impossible.
Ainsi que je vous l’ai télégraphié hier la Grande Entente fait tous ses efforts pour empêcher la Petite Entente de déclencher une nouvelle guerre; y réussira-telle? La Petite Entente se rend bien compte que sa grande sœur ne se sent guère en mesure d’agir autrement que diplomatiquement. Ce qui pousse la Tchécoslovaquie et les Yougoslaves à persister dans leur attitude menaçante, ce sont surtout des aspirations territoriales. Les Tchèques voudraient encore accaparer des régions minières à leur frontière et le royaume S.H.S. regrette les mines de charbon de Fünfkirchen (Banya) qu’il n’a abandonnées récemment que très à contrecœur. Aussi la Roumanie qui ne semble pas avoir l’intention de soulever de pareilles revendications se montre-t-elle plus calme que ses alliés.
Dans les milieux diplomatiques de la Grande Entente on se montre très ennuyé de l’attitude des petits amis d’Orient et il est certain qu’on fait de sérieux efforts pour empêcher un conflit. L’Italie n’a aucun intérêt à renforcer les Yougoslaves et, on l’a bien vu par l’arrangement de Venise, se montre au contraire favorable à la Hongrie; elle aurait même désiré, dit-on, se voir confier la garde du roi Charles afin de pouvoir en jouer comme d’un épouvantail. D’autres parlent de nouveau de la combinaison qui donnerait la couronne de St. Etienne au duc d’Aoste.
La Légation de France a été fort contrariée par l’entreprise manquée du roi Charles; non pas qu’on eût désiré la voir réussir dès maintenant, car on considère le moment comme inopportun, mais on aurait volontiers gardé le prestige du roi Charles intact pour pouvoir en jouer au moment voulu. M. Lefèvre-Pontalis m’a paru d’autant plus ennuyé qu’il craint que l’équipée du jeune monarque ne compromette les chances des Habsbourg en général, des Habsbourg «qui demeuraient malgré tout jusqu’ici des figures utilisables sur l’échiquier de la politique européenne». Un proche parent du prince Louis de Windisch-Graetz (celui-ci est revenu de Paris ces derniers jours) m’affirme que Briand aurait donné au prince les meilleures espérances à condition que Charles attende encore quelques mois. Etant donnée l’attitude de mon collègue de France il ne me paraît pas impossible que Windisch-Graetz ait obtenu quelques bonnes paroles à Paris.
Ce qui m’a particulièrement frappé c’est l’amertume avec laquelle le Ministre de France m’a parlé de la politique de l’Italie. Il lui reproche de vouloir jouer un rôle au-dessus de ses forces et de son importance et de se plaire à se considérer comme le continuateur de l’ancienne Rome. Il reproche au marquis délia Torretta d’avoir «brutalement» dicté à l’Autriche l’arrangement de Venise contraire aux traités de paix alors que l’Autriche aurait parfaitement pu s’entendre directement avec la Hongrie à laquelle elle aurait fait des concessions suffisantes. M. Lefèvre-Pontalis m’a parlé en termes si violents de notre ancien collègue Torretto que je ne puis m’empêcher d’attribuer ces sentiments en partie à des rancunes personnelles. On me dit que les relations entre les deux diplomates étaient devenues très tendues ici.
Si la France voulait se réserver la faculté de restaurer les Habsbourg c’était certainement surtout pour pouvoir, le cas échéant, s’appuyer sur les légitimistes pour empêcher le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne. Si la débâcle financière de la République d’Autriche s’accentue il n’est pas impossible que le peuple, dans un accès de désespoir, se jette dans les bras de l’Allemagne malgré la situation presqu’aussi désespérée de cette dernière. Cependant le Chancelier Schober m’a assuré que, pour le moment, il n’y avait absolument rien à craindre, qu’il avait donné à entendre aux pangermanistes qu’ils eussent à cesser un jeu dangereux et que ceux-ci auraient compris, car la menace de démission que Schober a l’habitude d’ajouter à ses exhortations a le don de faire trembler tous les chefs de parti qui se rendent très bien compte que Schober est le seul homme capable pour le moment de faire marcher tant bien que mal la machine gouvernementale. C’est aussi que, l’autre jour, (je tiens le renseignement de Schober lui même) lors des premières nouvelles de l’équipée du roi Charles, les socialistes voulurent s’emparer des dépôts d’armes, se saisir des royalistes etc. Le Chancelier fit venir les chefs socialistes et leur déclara que, si ce jeu ne cessait pas immédiatement, il leur céderait le pouvoir dans une heure. En même temps il les assura que toutes les mesures de prudence étaient prises et leur promit de veiller à leur sûreté personnelle, ce qui était le point essentiel, car il paraît que les leaders socialistes avaient été pris d’une frayeur épouvantable à l’annonce du retour du roi Charles. La panique doit d’ailleurs aussi avoir été grande à Prague.
En attendant que fait l’Entente pour venir en aide à l’Autriche? Pas grand’chose assurément car les quelques millions qu’elle lui envoie de temps à autre ne sont pas suffisants pour la remettre à flot. Ce qu’il y a de triste, c’est que l’Entente n’est guère à même de faire davantage, aussi le Chancelier ne voit-il pas venir l’hiver sans appréhension. Le Ministre de France espère qu’on pourra traîner les choses jusqu’au printemps et que d’ici là on arrivera à persuader à l’Amérique qu’elle doit faire quelque chose de grand! Espérons-le!
Le Ministre d’Allemagne voit tout en noir, aussi bien pour son pays que pour l’Autriche. On a mentionné de nouveau son nom comme Ministre des Affaires étrangères ces jours derniers; je ne crois pas qu’il accepte ce poste actuellement même s’il lui était offert comme au printemps et l’année dernière déjà. M. de Rosenberg est persuadé que l’Allemagne n’est pas capable de remplir les conditions qu’on lui impose et il ne pourrait donc pas s’engager à suivre la politique de M. Wirth vis-à-vis de l’Entente, il est plutôt partisan de la résistance passive; mais il reconnaît d’autre part qu’un Gouvernement Wirth est actuellement presque le seul possible parce que c’est le seul qui ait la confiance de la France; Wirth en arrivera, selon mon collègue d’Allemagne à reconnaître lui aussi l’impossibilité de remplir les conditions, mais son «non possumus» aura plus de poids que celui d’un autre Gouvernement.
31 Octobre. Divers journaux de ce matin, de nuance politique variée semblent confirmer la version qui m’avait été donnée dès le début mais que je n’avais pas de source sûre et d’après laquelle Charles aurait eu facilement gain de cause s’il avait montré un peu plus d’énergie, s’il ne s’était pas arrêté à Oedenburg (Sopron) pour banqueter et s’il ne s’était pas opposé à toute effusion de sang. Sous ce pli vous trouverez la version de la «Sonn- und Montags-Zeitung» et de la «Montagszeitung».3 Charles aurait dû se dire, avant de quitter Hertenstein, qu’il faut casser des œufs pour faire une omelette. Je vous envoie aussi le texte d’une déclaration4 du Chef de Section Dr. Schager, l’homme de confiance de l’ex-empereur à Vienne.
L’armée hongroise, qui n’est que très partiellement démobilisée, n’est pas à dédaigner; la troupe est excellente, très disciplinée et bien exercée, seulement la Hongrie n’a plus d’artillerie lourde et pas un seul aéroplane; d’après mon collègue d’Angleterre les Tchèques pourraient, sans livrer bataille, réduire Budapest en un monceau de ruines. – Espérons que la Grande Entente arrivera à empêcher un nouveau conflit, mais que fait entre-temps la Ligue des Nations qui devait nous préserver de toute guerre future?
Je vous confirme ce que je vous ai déjà télégraphié, à savoir que, si les renseignements de la presse sont exacts et si c’est bien l’archiduchesse Marie-Josèphe, née princesse de Saxe, mère de l’ex-empereur, qui doit être expulsée, tandis que l’archiduchesse Marie-Thérèse, seconde femme du grand-père de Charles (Stiefgrossmutter), née princesse de Bragance, resterait auprès des enfants royaux à Hertenstein, la mesure du Conseil fédéral frapperait peut-être une innocente. J’ignore naturellement les raisons qui ont motivé la décision du Conseil fédéral5 et il est possible que vos enquêtes aient amené des charges contre la mère du roi de Hongrie, maisj’ai tenu à vous signaler le fait que, dès l’accession au trône dujeunesouverain, il a toujours été admis que le conseil de femmes qui influait sur ses décisions se composait de l’impératrice Zita, de sa mère, la duchesse de Parme née princesse de Bragance, et de la sœur de celle-ci, l’archiduchesse Marie-Thérèse. La plus intelligente et la plus intrigante des trois – aucune d’elles ne manque de moyens – serait la duchesse de Parme, type de la «reine en exil». – L’archiduchesse Marie-Josèphe a toujours passé pour bonne et bête et sans influence politique.
- 1
- Rapport politique: E 2001 (B) 3/49.↩
- 2
- Sur les préparatifs, effectués en Suisse, de la fuite du couple royal, voir les résultats de l’enquête menée par le Ministère public fédéral dans son rapport détaillé du 25 novembre 1921 adressé au Département fédéral de Justice et Police (E 2001 (B) 3/49).↩
- 3
- Non reproduite.↩
- 4
- Non reproduite.↩
- 5
- Le Conseil fédéral s’est prononcé le 25 octobre sur la liste des personnes de l’entourage de la famille du Roi Charles expulsées de Suisse pour la fin octobre. En ce qui concerne les proches de l’ex-empereur, il décide: Das politische Departement wird in Verbindung mit dem Justiz- und Polizeidepartement ermächtigt, festzusetzen, welche beiden der drei in Hertenstein weilenden Anverwandten des Königs (Erzherzogin Maria Josepha, Mutter des Königs, Erzherzogin Maria Theresia, Stiefgrossmutter des Königs, Erzherzogin Maria Annunziata, Tante des Königs) von der Ausweisung mitbetroffen werden sollen (E 1004 1/281). Le 31 octobre, certaines de ces personnes bénéficieront d’une prolongation de leur séjour en Suisse jusqu’à l'obtention des visas nécessaires pour se rendre dans d’autres pays ou pour régler les problèmes financiers résultant du séjour en Suisse de la nombreuse suite du couple royal. Quant aux sept enfants royaux, c’est l’archiduchesse Marie-Thérèse qui en assume la garde et qui demande l’autorisation de s’installer avec eux au château de Wartegg à la fin novembre. (Lettre du Département politique fédéral à la Direction militaire et de police du Canton de St-Gall, du 2 novembre 1921: E 2001 (B) 3/49). Pour sa part, le couple royal lui-même, après avoir été gardé sur une canonnière anglaise ancrée devant Budapest, a été exilé sur l’île de Madère. Charles de Habsbourg meurt à Funchal le 1er avril 1922.↩
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