Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 7-II, doc. 431
volume linkBern 1984
more… |La Suisse et la construction du multilatéralisme, vol. 2. Documents diplomatiques suisses sur l'histoire de la Société des Nations 1918–1946, vol. 14, doc. 24
volume linkBerne 2019
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
Archival classification | CH-BAR#E2001B#1000/1508#72* | |
Dossier title | Présidence de la 1ère assemblée (1920–1921) | |
File reference archive | B.56.41.04.2 |
dodis.ch/44642
Mesdames, Messieurs,
Au nom du peuple suisse et de son Gouvernement, je souhaite, en ma qualité de Président de la Confédération, la bienvenue la plus cordiale à cette illustre Assemblée, convoquée et réunie pour la première fois au siège statutaire de la Société des Nations.
Si je ne cherche pas à voiler l’émotion qui m’étreint dans cet instant, c’est que je m’efforce de mesurer par la pensée la grandeur et la portée incomparables de l’événement qui s’accomplit sur le sol de mon pays. Très grand est l’honneur qui en rejaillit sur la Suisse et je me sens confus du privilège que mes fonctions me confèrent, de vous adresser, avant tout autre, la parole en son nom.
Je saisis, tout d’abord, cette occasion unique pour exprimer à la Conférence de la Paix notre gratitude ineffaçable d’avoir bien voulu désigner la ville de Genève comme siège du grand organisme international qu’elle a institué.
Nous avons su que la Conférence avait hésité dans son choix entre Bruxelles et Genève. Si les raisons déterminantes de choisir n’avaient été que le récent éclat de la gloire et la noblesse du sacrifice, la cause belge n’aurait pu éveiller le moindre geste de compétition. Le nom de la Belgique rayonne d’une lumière qui ne s’éteindra plus; Albert Ier, le roi héroïque, nous apparaît comme une des figures les plus hautes et les plus pures de l’histoire; le peuple belge vivra dans la conscience de la postérité comme un peuple martyr. (Applaudissements.)
Je remplis un devoir qui m’est cher et qui tire de cette réunion solennelle son entière signification, si, premier magistrat d’un pays resté neutre pendant la grande guerre, je proclame ici que l’exemple de fidélité aux engagements internationaux et aux lois de l’honneur que la Belgique a scellé dans le sang, demeurera gravé dans la mémoire des hommes aussi longtemps qu’ils conserveront intacts l’idée de la justice et le culte du droit.
Je tiens en outre à remercier le Conseil de la Société – auquel je m’honore de rendre hommage dans les personnalités éminentes qui le composent –, d’avoir rendu possible, par sa déclaration, faite à Londres le 13 février 1920, l’entrée de la Suisse dans la Société des Nations.
La neutralité perpétuelle de la Confédération, que les récents Traités ont, à plus d’un siècle de distance, reconnue à nouveau, a été ainsi consacrée comme une partie intégrante du droit des gens, comme la résultante d’une situation exceptionnelle et unique et comme un des principes salutaires qui contribuent à maintenir la paix. La politique suisse est fondée depuis quatre siècles sur l’idée de la neutralité perpétuelle. Lorsque, en 1914, se déchaîna la conflagration générale, la Suisse ne pouvait hésiter: rester neutre, c’était pour elle respecter ses obligations internationales les plus claires et suivre la droite ligne de sa mission pacifique.
Par un bonheur qui, eu égard à sa petitesse et à sa situation géographique au centre de la mêlée, sembla tenir du prodige, la Suisse garda sa neutralité jusqu’au bout. Si, pour être Membre de la Société des Nations, le peuple suisse avait dû renoncer à la neutralité armée qu’il considérait à juste titre et considère encore comme un bouclier, il se serait trouvé aux prises avec le plus douloureux des dilemmes: ou désavouer ses traditions et renier son génie propre, ou être à jamais exclu de l’ordre international nouveau.
Le Conseil de la Société des Nations, magistrature auguste qui interprétait, sans doute, la volonté et la sympathie des autres peuples, a épargné au peuple suisse ce cruel dilemme. Que le Conseil reçoive ici l’écho renouvelé de notre reconnaissance.
Je vous demande enfin, Mesdames et Messieurs, la permission d’envoyer un remerciement non moins cordial à M.le Président Wilson pour avoir, par un geste amical et spontané, convoqué la première Assemblée des Nations au siège de la Société stipulé par le Pacte.
J’ajoute à ce remerciement un espoir qui est davantage encore un vœu très ardent: le vœu que les Etats-Unis de l’Amérique du Nord ne tardent plus longtemps à venir occuper leur place légitime dans la Société! (Vifs applaudissements.)
Le pays, qui constitue à lui seul un monde pourvu de toute l’abondance de la terre; – la glorieuse démocratie qui a fondu en elle comme dans un immense creuset toutes les races pour leur imposer une langue et une discipline communes, – le peuple que sillonnent tous les éclairs de l’idéalisme et que soulèvent toutes les vagues du progrès matériel, – l’Etat qui a jeté le poids décisif de ses ressources et de ses armées dans les balances qui ont fixé les destinées nouvelles des continents et de l’Europe en particulier, – la patrie de George Washington, patriarche de la liberté et d’AbrahamLincoln, confesseur et martyr de la fraternité, ne peut pas, ne voudra pas se dérober pour toujours à l’appel des Nations qui, tout en demeurant indépendantes et souveraines, se proposent de travailler ensemble à la paix et à la prospérité du genre humain.
Quelle tâche, en effet, que celle de l’humanité, au lendemain du cataclysme de fer et de feu qui l’a atteinte jusque dans ses œuvres vives! Nous chercherions en vain, dans les époques de l’histoire, une tragédie comparable à celle dont nous avons été les acteurs ou les spectateurs. La chute gigantesque, mais très lente, de l’Empire romain n’en donnerait elle-même qu’une image bien pâle et bien imparfaite.
Jamais le courage, la volonté de l’immolation, l’amour de la patrie, le génie de l’organisation militaire n’ont atteint de tels sommets. L’héroïsme a dépassé toutes les bornes que l’imagination, alimentée par les récits antérieurs, avait dressées jusqu’alors. Dans ce sens, la guerre a fait vraiment éclater toute la royale grandeur de l’homme, maître et victime de la nature. Mais jamais aussi le choc des armées n’a été si formidable, jamais la terre n’a bu tant de sang et tant de larmes; jamais l’œuvre de la destruction n’a été plus funèbre et plus acharnée.
Certes, la guerre n’a pas seulement détruit. Elle a aidé des peuples à réaliser leur unité nationale. Elle a réparé des injustices. Elle a brisé des chaînes. Elle a été parfois le levain des résurrections. Mais était-elle vraiment le seul et unique moyen d’atteindre à ces résultats? Entre ses résultats et ses ravages y a-t-il eu une proportion tolérable?
Il y eut des moments où nous tous nous nous sommes demandé si les conquêtes supérieures de la civilisation – la loi de l’amour, la vertu de la pitié, le sens du droit, les liens de la solidarité, les arts de la beauté, – n’allaient pas sombrer et disparaître pour toujours dans la catastrophe.
C’est dans ces conditions que l’idée de la Société des Nations – idée déjà ancienne, mais qui semblait errer dans les espaces fantastiques des utopies – devait se poser avec une vigueur jusqu’alors inconnue à tous les cœurs généreux et à tous les esprits clairvoyants. L’expérience avait démontré que de tous les fléaux qui tourmentent notre espèce, le pire était la guerre, fatale aux vaincus, mais terrible aussi aux vainqueurs. Des guerres futures se profilaient déjà dans le lointain, plus funestes encore et plus ténébreuses. Il fallait donc, à tout prix, les rendre impossibles ou moins fréquentes. Tel devait être le but principal de la Société des Nations.
Je m’incline avec le respect et la gratitude qui sont dûs aux bienfaiteurs de l’humanité, devant tous ceux qui, précurseurs, philosophes, hommes d’Etat, philanthropes, hommes et femmes travaillant dans les églises, dans les parlements, dans les sociétés de la paix, dans les congrès internationaux, n’ayant jamais désespéré, ont fait descendre la noble idée de la région des rêves dans celle de la réalité vivante.
Je m’incline également devant le cortège émouvant des femmes en pleurs qui, transfigurées par leur sacrifice et grandies par la conscience nouvelle de leurs devoirs et de leurs droits politiques, ont tendu, par-dessus les tombeaux, les bras vers leurs compagnons, les suppliant pour que la force cesse d’être brutale et ne soit plus que la servante nécessaire du droit.
Le jour où la Société des Nations a pris corps, un événement s’est accompli dont les effets influeront à jamais sur l’évolution des Etats. Les lacunes évidentes et les imperfections inévitables du premier Pacte ne sauraient modifier en rien ce jugement. Le geste du semeur n’est jamais tout à fait stérile. Même si, – et je m’excuse de formuler cette impossible hypothèse – ce premier édifice que tant d’Etats ont bâti était voué à l’écroulement, les fondements en subsisteraient et ses ruines elles-mêmes appelleraient en leur langage les nouveaux artisans des reconstructions nécessaires.
Parmi les millions de soldats que la guerre a fauchés, même dans les pays neutres, les élites morales étaient innombrables. Elles se sont sacrifiées pour leurs patries, elles sont tombées aussi pour l’humanité. Elles avaient dans les yeux la vision d’une grande famille humaine d’où la violence serait bannie et où la justice aurait régné en souveraine. Au moment suprême où elles ont entendu l’appel mystérieux d’en-haut, elles ont fondu dans une harmonie parfaite l’idée de l’Humanité et l’idée de la Patrie. Je vous salue, héros de toutes les patries, héros connus et héros inconnus, héros à l’esprit cultivé et héros à l’esprit humble, vous dont les corps reposent sous les Arcs de Triomphe, dans les cathédrales, et au sein des terres maternelles et des terres étrangères, je vous salue avec une tendresse infinie, avec une émotion que je ne puis contenir, ô divines semences des moissons futures, ô témoins des temps nouveaux! (Applaudissementsprolongés.)
La Société des Nations vivra. Maintenant déjà, il nous serait difficile d’imaginer qu’elle n’existe pas, mais il serait puéril de lui demander des miracles. Les individus sont impatients parce qu’ils sont éphémères. Les collectivités évoluent lentement parce que leur durée est sans limite.
Les Traités de Paix seraient en partie inexécutables si la Société des Nations n’existait pas. Les sanctions matérielles à sa portée sont peut-être et pour longtemps d’une efficacité douteuse; elle dispose cependant d’ores et déjà de cette force morale pénétrante qui s’appelle la conscience internationale. Elle agira par la coercition aussi, mais elle dominera sourtout par l’esprit. Si la première Assemblée ne se dissout pas sans avoir institué la Cour Permanente de Justice Internationale, elle aura largement ouvert une maîtresse voie à la solution des conflits entre les Etats.
Plus la Société des Nations sera universelle, plus elle possédera de gages d’autorité et d’impartialité. Les vainqueurs ne pourront renoncer pour toujours à la collaboration des vaincus. Cette collaboration des uns avec les autres répond à une nécessité vitale. Les haines sont une malédiction. Les peuples sont très grands lorsqu’ils le sont par la générosité ou par le repentir. Je faillirais à mon devoir d’interprète, quoique indigne, de la pensée suisse, si je n’avais le courage de le proclamer dans cette enceinte.
Les solidarités morales, économiques et financières survivent à tous les désastres, malgré toutes les colères, même les plus saintes et les plus légitimes. Cette première Assemblée, qui aura déjà à examiner l’admission de nouveaux Etats, aura l’occasion et la tâche de préparer les voies qui rapprocheront la Société des Nations de son idéal d’universalité et par là de réconciliation et de paix définitives.
Le jour viendra – je l’appelle de mes vœux – où la Russie elle-même, guérie de son ivresse et libérée de sa misère, cherchera dans la Société des Nations l’entraide, l’ordre et la sécurité indispensables à sa reconstitution.
La Société n’est pas une alliance de gouvernements. Elle est une association des peuples. C’est pour cela qu’elle a placé dans la sphère de ses préoccupations capitales la question du désarmement, celle des communications, du transit, du commerce, celle de l’hygiène, celle de la reconstruction financière et surtout la question du travail. Il est impossible que les Etats continuent à plier sous le fardeau écrasant des dépenses militaires; s’il en était autrement, les douleurs de la guerre n’auraient rien enseigné. Les Etats n’élèveront plus entre eux des barrières trop hautes. Tous les pays auront libre accès à la mer. Ceux qui produisent les matières premières, particulièrement les métaux et le charbon, n’exploiteront pas leurs richesses comme des monopoles. La Conférence financière de Bruxelles a indiqué les remèdes capables de guérir les plaies des finances publiques; mais l’écart entre les théories et leur application ne sera pas, hélas! réduit de sitôt. Les conditions du travail demeureront régies par les nécessités de la production, mais elles respecteront néanmoins dans le travailleur sa dignité et son droit sacré au bonheur individuel et familial.
L’observateur, même superficiel, constate que la structure de la société humaine a déjà subi les transformations les plus profondes. La fraternité des tranchées n’a pas seulement dissous le fanatisme déchirant des pensées contraires, elle a dissous en même temps l’orgueil misérable et glacé qui divisait les classes; elle s’est enracinée dans les champs et se prolonge dans les ateliers. Les couches nouvelles, les plus nombreuses et par conséquent les moins préparées, aspirent à mettre leur emprise sur la direction des Etats. La liberté politique n’est plus seulement un idéal individuel, mais un moyen puissant de diminuer dans la lutte pour la vie les inégalités initiales, si ce n’est de réaliser l’égalité permanente des conditions qui, elle, est condamnée, pour le bien même de l’humanité, à n’être qu’une folle chimère. La démocratie apparaît comme l’obstacle le plus solide à la violence, au désordre et aux dictatures des minorités, mais elle ne remplit sa fonction essentielle d’éducatrice et de pacificatrice que parce qu’elle ouvre et élargit les voies aux aspirations collectives les plus généreuses et aux évolutions sociales les plus hardies. C’est par ce trait, et je dirai même par cette parenté morale que la démocratie est l’alliée de la Société des Nations.
Ne désirons pas que les démocraties restent immobiles et silencieuses. Leur silence serait trompeur, leur immobilité serait la stagnation. Que les démocraties soient bénies même quand elles grondent, car elles tendent à s’élever. Si elles témoignent peut-être encore de quelque méfiance à l’égard de la nouvelle organisation internationale, elles n’en sont pas moins notre commun espoir. Il y a un siècle, la Sainte Alliance avait cru pouvoir les brider; la Société des Nations les regarde comme ses collaboratrices nécessaires. La plus vieille démocratie du monde, qui, seule, a voulu n’entrer dans la Société des Nations que par la voie du plébiscite, salue, par ma bouche, toutes les autres, grandes et petites, d’un élan joyeux et d’un cœur fraternel. (Nouveaux applaudissements.)
Je souhaite, Mesdames et Messieurs, que votre séjour à Genève vous soit agréable. La Suisse est un pays simple; elle tient à le rester. Genève ne peut vous offrir dans cette saison les splendeurs de sa nature et le sourire innombrable de son lac. Elle est, par son histoire et par son génie, de toutes les cités suisses celle qui nourrit le plus vivement la passion des idées et celle qui se tourne le plus nettement vers les préoccupations de la vie internationale. C’est par ce caractère qu’elle était prédestinée à devenir le berceau de la Croix-Rouge. Le Secrétariat de la Société auquel j’adresse également l’expression la plus cordiale de notre sympathie, s’y trouvera à son aise. L’opinion publique secondera son effort.
Je forme des vœux pour que les délibérations de l’Assemblée soient toujours inspirées par le désir de la compréhension mutuelle et de l’entente amicale. L’attention du monde est concentrée sur cette Assemblée; elle ne sera point déçue.
La correspondance officielle entre le Conseil fédéral et les Gouvernements des Cantons suisses, permettez-moi d’achever sur cette citation, se termine toujours par cette formule vénérable que nous avons héritée de nos pères:
«Nous vous recommandons, ainsi que nous, fidèles et chers confédérés, à la protection du Tout-Puissant.»
La Société des Nations vivra parce qu’elle doit être une œuvre de solidarité et d’amour. Représentants illustres de civilisations, de races et de langues diverses, personnages éminents accourus de tous les points du globe, disciples éclairés de toutes les philosophies et croyants sincères de toutes les religions, laissez-moi placer la Cité nouvelle sous la garde de Celui que le Dante a nommé dans le vers sublime qui achève et résume son poème sacré:
«L’Amor ehe muove il sole e Paître stelle.»
L’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles. (Applaudissementsprolongés et unanimes).
- 1
- E 2001(3)8/10. C’est le Belge Paul Hymans qui préside la lire Assemblée. Cf. SdN. J.O. lère Assemblée, 1920, pp. 24–29 qui contient le texte complet du discours de Motta en français et en anglais. Pour un a vis sur le contenu de ce discours, cf. no 428.↩
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