Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 7-I, doc. 352
volume linkBern 1979
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
Archival classification | CH-BAR#E2001B#1000/1501#3083* | |
Dossier title | Friedenskonferenz, Rapports de Mr. Rappard (1919–1919) | |
File reference archive | B.56.221.05 |
dodis.ch/44097
I. Vorarlberg.
Hier soir après le départ du courrier, je suis retourné chez le colonel House pour lui apporter les photographies que le Conseil d’Etat de Genève m’avait envoyées à son intention. J’ai profité de cette occasion pour lui exposer en deux mots la question du Vorarlberg et pour lui demander quelle attitude le Gouvernement américain prendrait en face d’elle. Il m’a demandé si cela touchait aux revendications italiennes et, sur ma réponse négative, il m’a prié de lui faire tenir à ce sujet un bref mémoire2 avec une carte de la région en question. C’est à la suite de cet entretien que je me suis permis de vous faire adresser la dépêche suivante:
«Affaires Etrangères Berne. Rappard communique: House demande bref mémoire au sujet Vorarlberg avec carte. Rappard propose envoi deux exemplaires en anglais.»
II. Société des Nations.
J’ai hâte d’aborder ce sujet essentiel, à propos duquel je ne puis hélas! vous donner que des nouvelles très fâcheuses.
J’avais demandé ce matin une entrevue à Lord Robert Cecil. Je me suis rendu, avec M. Huber, dans son bureau à midi, en comptant ne lui parler que des modalités de la réserve que le Gouvernement fédéral pensait mettre à son adhésion à la Société des Nations. Nous comptions aussi lui demander de répondre à quelquesunes des questions que vous aviez chargé M. Huber d’éclaircir ici au sujet de l’interprétation du pacte. Lord Robert nous reçut très cordialement comme d’habitude. Je lui exposai le but de ma visite et lui rendis compte de ma récente conversation avec le colonel House, dans laquelle il m’avait suggéré l’idée de soumettre notre entrée dans la Société des Nations à certaines réserves spéciales. Lord Robert m’interrompit très vite, en me citant un article du projet révisé au terme duquel il était expressément prévu que les Neutres ne pourraient mettre aucune réserve à leur déclaration d’adhésion! Il n’existe, paraît-il, aucune disposition semblable, au sujet des belligérants fondateurs de la Ligue. En vous donnant le conseil dont vous me parlez, dit Lord Robert, le colonel House a dû oublier cette disposition. Cette voie vous est donc fermée. Je le regrette vivement pour ma part, car j’ai toujours compris l’équité de votre désir d’être mis à l’abri du droit de passage. Dans la dernière séance de la Commission, poursuivit-il, j’ai cherché à introduire dans le texte un amendement qui vous aurait donné quelque satisfaction à ce sujet. J’ai proposé, en songeant surtout aux petits pays comme le vôtre, que le Conseil exécutif devait toujours, avant de prendre la décision d’exercer le droit de passage aux dépens d’une puissance qui ne possédait pas de représentants dans son sein, appeler à lui un représentant spécial ad hoc, dont l’opposition devait pouvoir faire échouer le projet. Je n’ai eu aucun succès avec cet amendement. Les Puissances - vous devinerez lesquelles -, qui reprochent à notre projet d’offrir aux membres de la Ligue trop peu de sécurité militaire, se sont naturellement opposées à ma proposition. Et, d’autre part, je n’ai reçu aucun appui efficace, de sorte qu’il m’a bien fallu laisser tomber mon amendement. Personnellement, poursuivit Lord Robert, je comprends fort bien la situation de la Suisse et des autres petits pays, mais il était très difficile de prendre leur défense. Une disposition spéciale en faveur de la Suisse eût été mal accueillie. Les Belges, en particulier, s’en seraient emparée pour combattre l’attribution du siège à Genève. Cette considération m’a toujours gêné au cours des débats. Et, une mesure générale était inacceptable aux Conseillers militaires des Puissances. Ils invoquaient notamment le cas d’Anvers dont la protection efficace du côté de la mer n’était possible que grâce au droit de passage exercé aux dépens de la Hollande.
Je rappelai à Lord Cecil la distinction que les délégués danois avaient paru disposés à établir entre le droit de passage sur terre, qu’ils voulaient savoir spécialement réservé, et le droit de passage sur mer, au sujet duquel ils étaient disposés à faire plus de concessions.
Lord Robert Cecil a répondu qu’il n’avait pas songé à cette distinction au moment voulu. De plus, ajouta-t-il, on m’a opposé le cas où des troupes de la Ligue, battues par celles des Etats récalcitrants, seraient obligées de se retirer à travers la Suisse, et où la Suisse leur refuserait l’entrée du territoire helvétique. J’ai beau eu chercher à montrer que dans ce cas, la Suisse ne risquait guère de faire des difficultés, car elle défendrait spontanément sa frontière contre les troupes poursuivantes si celles-ci cherchaient à franchir la frontière helvétique. On ne m’a pas suivi dans mon plaidoyer et je ne vois plus trop ce qu’il me reste à faire pour vous.
J’ai répliqué à Lord Robert que notre situation devenait excessivement critique. Déçus dans plusieurs de nos espoirs antérieurs, il ne nous était resté que la possibilité signalée par le colonel House. Privés de celle-ci, nous risquions de nous trouver acculés à la nécessité ou de faire le sacrifice intégral de notre neutralité ou de nous abstenir d’entrer dans la Société des Nations. J’ajoutai qu’il nous serait extrêmement difficile, avec la meilleure volonté du monde, de répondre aux arguments de ceux qui combattraient chez nous notre participation à la Ligue. Que dire en effet à notre population qui nous opposera la perte de nos anciennes garanties et l’absence de tout avantage nouveau? Cecil me répondit qu’il voyait bien la difficulté et qu’il faudrait insister sur les avantages des conventions internationales, comme celles relatives à la législation ouvrière, à la navigation fluviale, etc.... Je lui répondis que, si précieuses que soient pour nous ces conventions, elles ne sauraient constituer un équivalent suffisant à la perte de notre neutralité. D’autant plus que la plupart de ces conventions ne nous apporteraient sans doute aucun bénéfice nouveau, mais remplaceraient seulement celui que nous valaient les conventions internationales existantes, dont la portée serait même restreinte par l’exclusion des ennemis de l’Entente. Lord Robert Cecil n’insista pas beaucoup sur ce point et se borna à répéter, avec un sentiment de mélancolie non dissimulé, «je suis désolé, j’ai fait de mon mieux, je ne vois vraiment plus ce que je puis faire pour vous.»
Le Professeur Huber intervint alors très heureusement dans la conversation, pour demander si l’article où il était fait mention de la doctrine de Monroe, ne pouvait être étendu en notre faveur. Lord Robert Cecil trouva l’idée très ingénieuse. Il sera sans doute impossible, dit-il, d’en modifier le texte, mais vous devriez essayer d’obtenir du Président Wilson, qu’il fit expressément mention de la neutralité helvétique en présentant cet article à la Conférence plénière. J’écrirai au colonel House à ce sujet, ajouta Lord Robert Cecil, et je vous engage à lui en parler de votre côté. C’est, me semble-t-il, le dernier espoir qui nous reste, fit-il en nous congédiant. Consternés et très alarmés par ce que nous venions d’apprendre, M. Huber et moi, nous nous rendîmes ensuite chez le colonel House, qui voulut bien nous recevoir tout de suite.
Il reconnut d’emblée l’erreur qu’il avait commise en me conseillant, la semaine dernière, de nous fier à l’insertion d’une réserve spéciale dans notre déclaration d’adhésion au Pacte. Nous lui répétâmes la suggestion faite à Lord Robert Cecil par M. Huber, et nous lui demandâmes s’il croyait que le Président Wilson pourrait faire une déclaration à ce sujet, dont nous pourrions ensuite faire état en adhérant à la Ligue. Il me répondit que le Président ne pourrait sans doute faire une déclaration semblable qu’en passant («casually»), car il ne doutait pas qu’elle soulèverait un tollé parmi tous les adversaires des situations spéciales, notamment parmi les Belges.
Si rapide que soit la mention que ferait à ce sujet le Président Wilson, répliquaije, il nous suffirait qu’elle soit consignée au protocole de la séance. Nous ne manquerions pas ensuite de la rappeler en signifiant notre désir d’adhérer au Pacte. Nous aurions ainsi tout le bénéfice d’une réserve spéciale, sans toutefois avoir enfreint la règle qui interdit les réserves aux Neutres. Je demandai alors la permission au colonel House d’avoir connaissance de l’article où était contenue la mention de la doctrine de Monroe. Il m’autorisa à prendre rapidement copie de cet article que je reproduis ici. Le voici:
Art. 21: Nothing in this Covenant shall be deemed to affect the validity of international engagements such as treaties of arbitration or regional understandings like the Monroe doctrine for securing the maintenance of peace.»
Le texte de cet article qui, à ce qu’il nous avait confié, a été rédigé par Lord Robert Cecil, ne pourrait guère être plus favorable à l’interprétation que nous demandons. La neutralité helvétique n’est-elle pas essentiellement un de ces engagements internationaux, destinés à assurer le maintien de la Paix?
Le colonel House, en nous congédiant, nous dit qu’il attendrait un mot de Cecil à ce sujet avant de transmettre notre proposition au Président Wilson. Il nous a assuré qu’il ne se départissait d’ailleurs pas de son optimisme, ni de sa ferme confiance que la Suisse ferait partie de la Ligue.
Nous comptons, le Professeur Huber et moi, préparer un court mémoire à ce sujet3, que nous remettrons au colonel House dès demain. Pendant que je vous dicte ici à la Légation ce rapport, M. Huber est en train de rédiger cette note à l’hôtel.
Vous comprendrez sans peine, M. le Conseiller Fédéral, combien les nouvelles que je vous transmets nous inquiètent. M. Huber avait songé à vous les communiquer tout de suite par télégramme. J’ai cru plus prudent de ne les confier qu’au courrier diplomatique. S’il devait surgir quelques faits décisifs, avant l’arrivée à Berne de cette lettre, nous ne manquerions pas de vous le télégraphier. Mais comme nous venons d’en faire une fois de plus la douloureuse expérience, nous sommes à la merci d’informations fragmentaires et contradictoires qu’il n’y a aucun avantage à transmettre, petit à petit, par des dépêches qui risquent d’être déchiffrées en route, et mal comprises à Berne.
Soyez assuré que nous sentons toute la gravité de la situation qui nous est faite par ces nouvelles conversations et que nous ferons, M. Huber et moi, tout ce qui peut dépendrè de nous pour pouvoir vous donner bientôt de meilleures nouvelles. J’aurai sans doute l’occasion de revenir à ce sujet avant le départ de cette lettre demain soir.
III. Affaire du Gothard.
Le général Mance m’a téléphoné ce matin pour me dire qu’il avait, en son propre nom, proposé l’amendement au texte des préliminaires de Paix, au sujet de la convention du Gothard, que nous lui avions suggéré4. Malheureusement, l’opposition des délégués italiens l’a empêché de faire adopter son amendement. Les Italiens auraient déclaré que le caractère de la convention de 1909 rendait impossible sa dénonciation en l’absence du consentement unanime des trois partis. Voici le texte tel qu’il a été adopté:
«Germany undertakes to accept within 10 years of the coming into force of this treaty on request being made by the Swiss government after agreement with the Italian government the denunciation of the international convention of the 13th of October 1909 relative to the St. Gothard railway. In the absence of conditions relative to such denunciation Germany agrees to accept the decision of an arbitrator designated by the United States of America.»
Le général Mance m’a dit que le texte qu’il avait sous les yeux ne portait aucune autre ponctuation que celle qui est indiquée ci-dessus. J’ai déclaré au général Mance qu’il eût peut-être mieux valu pour nous qu’on ne parlât pas du tout de la convention du Gothard dans les préliminaires de Paix. Il l’a bien reconnu, tout en me faisant remarquer que ce texte ne nous était somme toute, pas défavorable. Comme les Italiens étaient fermement décidés à ne pas nous permettre de nous entendre à l’amiable avec l’Allemagne sans leur consentement, ils auraient, de toute façon fait valoir leur prétention à ce sujet. Nous restons d’ailleurs absolument libres de proposer la dénonciation de la convention du Gothard, ou de laisser les choses en l’état pendant un délai que mes observations ont fait porter de 5 à 10 ans. J’ai encore fortement insisté auprès du général Mance et il a été bien entendu entre nous, que la Suisse ignore officiellement ce texte, et qu’elle n’assume ni directement, ni indirectement aucune responsabilité au sujet de son élaboration et de son insertion dans les préliminaires de Paix.25.Avril, 4 Heures soir.
Depuis hier, le Professeur Huber et moi, nous avons travaillé à préparer en anglais un mémoire au sujet de notre neutralité et de la Société des Nations, destiné à être remis au colonel House et, si possible, transmis par lui au Président Wilson. Si le temps le permet avant le départ de ce courrier, je ferai encore dactylographier ce mémoire ce soir, et j’en joindrai un exemplaire à ce rapport.
IV. Liberté de transit.
MM. Vallotton et Niquille m’ont fait le plaisir de dîner avec moi hier soir, avec le général Mance et MM. Dunant et Huber. Voici les informations que je puis vous transmettre au sujet de la Liberté de Transit, d’après une longue conversation avec le général Mance:
a). La Commission des voies internationales s’est réunie hier. En l’absence de son Président, M. le Ministre Crespi, elle a été présidée par son vice-Président, le délégué anglais Sifton. Elle doit se réunir à nouveau dans une dizaine de jours seulement, mais le général Mance pense qu’en s’adressant à son secrétaire, M. Charguéraud, on pourrait faire convoquer une séance spéciale pour permettre à notre délégation de se faire entendre auparavant.
b). D’après les prévisions du général Mance, la Commission ne pourra guère élaborer une convention très ambitieuse. La proclamation de la liberté de transit, qu’elle souhaite voir reconnue en faveur de tous les membres de la Société des Nations, sinon au profit de tout le monde, ne fera guère plus que consacrer l’état de fait qui existe en temps de paix, partout où la concurrence peut déployer son plein effet. On ne saurait guère imposer, pense le général Mance, même en temps de paix, des charges ou des servitudes de ports ou de chemins de fer, aux pays traversés, autres que celles qu’ils s’imposeraient à eux-mêmes et à leur propre profit, sous un régime de concurrence normale.
c). Toutes les conventions relatives à la liberté de transit devraient, selon le général Mance, rester valables en temps de guerre, sous une réserve générale qu’il propose de formuler ainsi: «Sous réserve des droits et des devoirs des belligérants et des neutres.» Le général Mance reconnaît qu’une clause pareille, dont les belligérants seraient seuls juges, pour autant qu’ils n’auraient pas à craindre des représailles des neutres, priverait la convention elle-même de presque toute sa valeur en temps de guerre. S’il songe néanmoins à l’introduire, c’est qu’il est convaincu qu’en l’absence d’une autorité supra-nationale, les plus belles conventions de cet ordre seront méconnues en temps de guerre lorsqu’elles contiendront des clauses contraires à l’intérêt militaire des belligérants.
d). Le général Mance espère qu’une convention générale pourra être conclue malgré l’indifférence et même l’hostilité à son égard, dont il se plaint de la part de ses collègues. Les Américains, en particulier, montreraient très peu d’enthousiasme à adhérer à une convention générale dont l’utilité leur paraît problématique et les conséquences trop imprévisibles.
Je dois bien vous avouer que je n’ai pas beaucoup d’espoir pour le succès de notre commission à ce sujet, malgré le talent et l’ardeur que mettront nos deux commissaires à plaider notre cause. M. Vallotton est plus optimiste que moi à ce sujet et je souhaite ardemment qu’il puisse avoir raison.
V. Situation générale.
L’incident provoqué par le départ de la délégation italienne fait naturellement l’objet de toutes les conversations ici. Les journaux, et notamment le «Daily Mail» de Paris, dont je me permets à nouveau de vous recommander la lecture attentive, vous donneront à ce sujet plus de renseignements que je n’en possède moi-même. Je ne puis que vous signaler l’optimisme relatif de la plupart de mes interlocuteurs américains d’ici. Ils ne croient pas la décision des Italiens irréparable, car ils savent mieux que personne, combien dépendante, au point de vue économique, est l’Italie de la bonne volonté de ses Alliés et associés anglo-américains. L’opinion anglo-saxonne paraît bien acquise à la thèse du Président Wilson, dont on se borne à critiquer la procédure. Quant à l’opinion française, elle est infiniment plus favorable à l’Italie, comme les journaux vous l’auront montré. Je doute cependant que le Gouvernement de M. Clemenceau puisse s’exposer à perdre le bénéfice de l’appui américain pour les beaux yeux de ses Alliés du Sud.
La seule chose qui me paraisse certaine, c’est qu’il résultera de l’incident italien, un retard très fâcheux dont la Société des Nations souffrira autant que les autres préliminaires de Paix.
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The Vorarlberg question (1919)