Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 7-I, doc. 313
volume linkBern 1979
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2300#1000/716#758* | |
Old classification | CH-BAR E 2300(-)1000/716 340 | |
Dossier title | Paris, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 72 (1919–1919) |
dodis.ch/44058
Il arrive souvent, ces derniers temps surtout, que mes rapports vous donnent, à quelques jours de distance, des informations tout à fait contradictoires. Je m’en excuse, pour le passé - et pour l’avenir aussi. Mon excuse, c’est que les contradictions ne sont pas dans l’esprit de celui qui signe ces pages, mais dans les événements eux-mêmes. Presque régulièrement, demain oppose à hier un démenti catégorique.
Il y a deux jours, au Conseil des Quatre, tout paraissait sur le point de s’arranger. Hier, par contre, on s’est disputé ferme. La question des frontières occidentales de l’Allemagne et celle du partage de l’indemnité de guerre entre les pays alliés semblent résolues. Mais il y a désaccord entre la France et les Anglo-Saxons sur la nature et la durée des garanties à prendre pour assurer le payement de cette indemnité.
En outre, les Français se plaignent que les Anglais et les Américains, sous le couvert de la théorie du mandat confié à la Ligue des Nations, cherchent à se partager tout l’Orient et à en évincer la France. Il semble avéré que Londres se sert du roi du Hedjaz pour combattre l’influence séculaire de la France en Syrie.
Ce désaccord entre alliés se complique encore d’une crise intérieure que l’on s’efforce de tenir secrète. S’il faut en croire certains échos, un grave conflit aurait éclaté entre M. Clemenceau d’une part et les trois maréchaux de France, soutenus par M. Poincaré d’autre part. Les militaires ont dressé un projet d’occupation à long terme de la rive gauche du Rhin et prétendent que l’exécution intégrale de leur plan constitue la seule garantie efficace du paiement par l’Allemagne des indemnités de réparation et la seule protection possible contre tout retour offensif d’un adversaire dont quelques années de paix suffiront à panser les blessures.
Pour des raisons de politique intérieure, le Président du Conseil s’oppose de toutes ses forces à un projet qui ferait peser sur la France des charges militaires aussi lourdes que celles d’avant la guerre, tandis que l’Allemagne serait délivrée du fardeau de la conscription. Il est d’autant plus fondé à résister aux maréchaux qu’il ne se fait aucune illusion sur les desseins des insulaires et des transatlantiques. Les uns et les autres, heureux d’en avoir fini, veulent réduire leur budget de guerre et ne prêteraient aucune aide aux Français qui devraient assumer seuls la tâche écrasante d’une longue occupation armée. A cela, les partisans de l’Etat-Major répondent que des corps de volontaires et des troupes coloniales suffiraient à la besogne et que d’ailleurs les «Boches» payeraient. Le conflit se résoudra probablement dans le sens préconisé par M. Clemenceau qui, sur ce point, sera suivi par tout le monde parlementaire et par l’opinion. Mais, en attendant, il retarde la signature de la paix.
Mais le gros obstacle, que rien jusqu’ici n’a surmonté et qui sera certainement le plus difficile à vaincre, c’est ce fait primordial qu’il y a parmi les vainqueurs de la guerre deux groupes dont la politique générale tend forcément à des buts différents: d’une part les insulaires et les transatlantiques à qui la victoire a déjà donné tout ce qu’ils attendaient et qui ne songent qu’à la reprise des affaires; d’autre part, les pays qui ont souffert de l’invasion, avec tout son cortège de misères et de ruines, et qui veulent des réparations proportionnées aux maux qu’ils ont endurés. On a beaucoup parlé d’impérialisme latin et de modération anglo-saxonne, mais ce ne sont que des mots. Les réalités sont, je crois, dans cette simple constatation que les uns ont souffert plus que les autres, que les uns se sentent assurés de l’avenir et que les autres cherchent à l’assurer.
Un petit fait dont je viens d’être le témoin vous montrera combien cette situation donne aux Français et aux Américains des mentalités divergentes.
Aujourd’hui, par courtoisie pour la Société des gens de lettres dont le Président nous est un précieux auxiliaire (dans la question de l’importation en France des livres suisses et dans celle de l’équivalence des diplômes universitaires) et dont le Comité compte des amis très dévoués de notre pays, je me suis rendu à la Sorbonne, où la Société organisait une manifestation d’hommage à la mémoire des écrivains français morts pour la patrie. M. Barthou, ancien président du Conseil, y a pris la parole au nom de l’Académie française. Haché d’applaudissements dont MM. Poincaré et Deschanel donnaient le signal, son discours a été un exposé claironnant des revendications françaises. Deux personnages américains, très officiels et très haut placés, qui se trouvaient à mes côtés ont gardé, tout le temps de cette harangue, une attitude absolument atterrée.
Puisque je viens de prononcer le nom du Président de la République, laissezmoi vous signaler que le regain de popularité qu’il avait tiré de ses discours d’Alsace et de Lorraine au moment de l’armistice, risque de souffrir à la suite des incidents survenus hier à l’audience du Conseil de guerre dans l’affaire Lenoir-Humbert-Desouches. L’avocat de Charles Humbert a fait naître dans tous les esprits une très forte présomption que M. Poincaré, par animosité personnelle pour le sénateur de son département de la Meuse, aurait cherché à lui faire lier partie avec Bolo pacha pour s’en débarrasser en le compromettant.
Cette étrange affaire est d’ailleurs pleine de mystère et de silences qui nous réservent peut-être bien des surprises.
Il paraît de plus en plus certain que les partisans d’une intervention militaire en Russie n’ont guère de chance de regagner du terrain. Odessa est évacuée.
M. Romanos, ministre de Grèce, me dit cependant que les troupes grecques et françaises qui s’y trouvaient ont été envoyées sur les confins de la Roumanie. Une armée de 260.000 Roumains, 50.000 Grecs et 20.000 Français serait constituée pour agir soit dans la région du Dniester soit en Hongrie. Mais que pourra-telle faire?
D’autre part, les Anglo-Saxons d’Europe et d’Amérique penchent toujours plus en faveur d’un arrangement avec les maximalistes, arrangement à la faveur duquel ils s’assureraient la maîtrise économique de l’Ancien Empire des Tsars. Certains Français en sont à se demander s’il ne vaudrait pas mieux les suivre dans cette voie plutôt que de s’exposer à les voir faire entrer définitivement dans leurs combinaisons l’Allemagne qu’ils n’ont encore que pressentie.
- 1
- Rapport politique: E 2300 Paris, Archiv-Nr. 72.↩
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