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Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 22, doc. 129
volume linkZürich/Locarno/Genève 2009
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2003A#1974/52#528* | |
Old classification | CH-BAR E 2003(A)1974/52 158 | |
Dossier title | Réfugiés tibétains en Suisse (1961–1963) | |
File reference archive | o.211.5 • Additional component: China |
dodis.ch/18991
L’Ambassadeur de Suisse à New Delhi, J.-A. Cuttat, au Chef de la Division des organisations internationales du Département politique, J. Burckhardt1
Me référant au message par voie rapide du 31 janvier2, au procès-verbal de la séance du 15 janvier3 – reçu le 1er février seulement – et au rapport du 11 décembre du «Vereinfür tibetische Heimstätten in der Schweiz», adressé au Département de Justice et Police4, tous trois relatifs au projet d’établir en Suisse environ 1000 réfugiés tibétains (appelé dorénavant «projet Wenger»), j’ai l’honneur de vous soumettre ci-après une série de considérations qui complètent ma lettre du 10 décembre (p. 3 ss.) et que je vous prie de porter également à la connaissance du Chef du département5.
Il résulte de votre message sus-indiqué que, malgré mes objections évoquées dans ma lettre du 10 décembre6, le Département de Justice et de Police soumettra au Conseil fédéral une proposition favorable au projet Wenger7. Vous estimez avoir suffisamment tenu compte de mes appréhensions en exigeant que ces réfugiés soient organisés chez nous en communautés comprenant également des membres de leurs familles incapables de subvenir à leurs besoins.
Ma première réaction avait été de m’incliner. Toutefois, après avoir lu le procès-verbal, réexaminé le rapport susvisé du 11 décembre et creusé la question avec M. Rieben, l’expert suisse qui revient fraîchement du Népal, et différents autres informateurs au courant des particularités ethniques des Tibétains, j’estime de mon devoir de vous dire que le projet Wenger comporte une forte dose de dilettantisme, d’irréflexion, et par conséquent d’irresponsabilité.
Un trait qui frappe à la lecture des deux derniers des trois documents dont il s’agit, c’est que l’on n’y voit pas trace d’un effort visant à se placer au point de vue des Tibétains eux-mêmes, ni même de les avoir consultés sérieusement. Je crains que ce touchant élan de bienfaisance, à l’insu de ses auteurs, ne procède moins du souci d’aider réellement les réfugiés que de celui de satisfaire les bienfaiteurs eux-mêmes et l’engouement suisse pour les Tibétains. Ceci ap pa raîtra mieux si l’on examine successivement les deux possibilités que voici: – ou bien les réfugiés resteront en Suisse, – ou bien ils retourneront au Népal ou en Inde (un jour peut-être au Tibet).
1. S’ils restent en Suisse définitivement, quelle sera leur situation humainement parlant? On nous dit que les ouvriers tibétains établis à Waldstatt8 s’y plaisent. A-t-on pris soin de l’examiner à fond? J’en doute s’il faut en croire les rumeurs persistantes venant du Népal, suivant lesquelles ils écrivent de Waldstatt à leurs parents ou amis au Népal qu’ils n’ont qu’un désir, celui de rentrer en Asie. La chose n’est guère surprenante, me dit M. Rieben – qui a sérieusement examiné sur place ce problème –, dès lors que le Tibétain vit essentiellement en clan et éprouve beaucoup plus douloureusement que l’Occident al un sentiment d’oppression, d’exil et de déracinement quand il est transplanté. Il suffit d’avoir visité quelques camps de réfugiés tibétains pour mesurer le degré du «choc de culture» qu’ils doivent ressentir.
A cela s’ajoute l’incertitude du retour. Interrogé sur ce que nous ferions si les réfugiés réclamaient leur rapatriement, un membre du «Vereinfür tibetische Heimstätten in der Schweiz» a répondu, en haussant les épaules: «Nous les renverrons en Asie.» Cela trahit une tendance à traiter les Tibétains comme instruments ou objets plutôt que comme personnes ou sujets pleinement humains.
Autre considération: j’apprends qu’un exode des réfugiés se produit dans les deux camps népalais du CICR9, notamment parce que les Tibétains répugnent à la vie sédentaire. Argument de plus pour ne pas se faire trop d’illusion sur la possibilité de les employer chez nous comme ouvriers ou valets de ferme. («Die Schweiz braucht Knechte», a déclaré ledit membre du V. f.t. H.)
Je doute fort, dans ces conditions, qu’une véritable assimilation puisse se produire, d’autant plus que les Tibétains seraient dispersés par groupes dans divers communes et cantons où ils seraient environnés de Suisses peu aptes à saisir leur mentalité et à leur faciliter l’adaptation.
2. Plus pertinentes encore m’apparaissent les objections dans l’hypothèse d’un retour en Asie. En effet, ces ouvriers tibétains employés chez nous comme menuisiers, charpentiers, ferblantiers, artisans ou paysans apprendront des méthodes de travail soit mécanisées soit trop perfectionnées pour être utilisables dans les régions qu’ils rejoindraient. M. Rieben me signale, par exemple, que les erreurs concernant les plans de Dhorpatan et de Pokhara et même le projet de Jiri consistent à avoir tenté de rendre agricoles et donc sédentaires des peuplades qui doivent rester nomades et se consacrer à l’élevage10. (C’est la seule manière de les rendre autosuffisantes, et cela suppose précisément l’absence d’outils perfectionnés (ou d’électricité) qui créeraient de nouveaux besoins exposés à ne pouvoir être satisfaits.) – Autrement dit, à l’instar de ce qui arrive aux boursiers, ces réfugiés, après s’être sentis déracinés en Suisse, n’en rentreraient pas moins chez eux plus incapables encore qu’avant de remplir la tâche à laquelle les «bienfaiteurs» suisses s’étaient imaginés les avoir rendus plus aptes. Quand il s’agit d’adultes bien-portants, c’est dans leur ambiance d’origine et nulle part ailleurs qu’il faut pratiquer l’aide et l’assistance humaines aussi bien que «techniques». Toute autre solution ne fait que des inadaptés.
Pouvons-nous prendre la responsabilité d’une œuvre d’assistance allant à fin contraire? Ne risquons-nous pas ainsi de tromper notre opinion publique ainsi que les communes et les cantons?
Pour étayer ce qui précède, voici deux remarques de source compétente. La première se trouve dans un récent ouvrage sur «La civilisation tibétaine»11: «Le Tibet», dit M. Stein, «éveille des réflexes aussi contradictoires qu’irréfléchis chez les Européens…». La seconde a pour auteur M. P. M. S. Blackett, éminent homme de science britannique, appelé par le gouvernement indien pour l’étude des problèmes d’assistance technique: «Dans bien des cas, dit cet expert, la formation des Indiens à l’étranger n’a pas été productive parce que les idées qu’ils importaient n’étaient pas utilisables dans les conditions de vie en Inde.»
Les remarques qui précèdent n’ont d’autre but que de mettre le Chef du département en état de réexaminer le projet Wenger avant que le Conseil fédéral ne soit saisi de la proposition dont il s’agit12.
- 1
- Lettre (Urgent): E 2003(A)1974/52/158.↩
- 2
- Cf. le télégramme No 7 de l’Ambassade de Suisse à New Delhi au Département politique du 31 janvier 1963, non reproduit.↩
- 3
- Cf. le Protokoll über die Konferenz betreffend Hilfe an Tibet flüchtlinge du 15 janvier 1963, non reproduit.↩
- 4
- Non reproduit.↩
- 6
- Cf. la lettre de J.- A. Cuttat à J. Burckhardt du 10 décembre 1962, non reproduite.↩
- 7
- Cf. le PVCF No 621 du 29 mars 1963 (dodis.ch/18992). Le Conseil fédéral se prononce en faveur de la proposition, moyennant certaines garanties.↩
- 8
- Pour plus d’informations sur l’accueil de réfugiés tibétains en Suisse, cf. la notice betreffend Tibet-Flüchtlinge in Nepal de Burckhardt du 25 août 1961 (dodis.ch/18997).↩
- 9
- Sur les activités du CICR en faveur des réfugiés tibétains, cf. la notice de J. Burckhardt du 25 août 1961 (dodis.ch/18997), la lettre de Cuttat à Burckhardt du 16 janvier 1962 (dodis.ch/18998), le PVCF No 733 du 18 avril 1962 (dodis.ch/18999), la lettre de L. Boissier à F. T. Wahlen du 12 février 1963 (dodis.ch/19000), le PVCF No 1145 du 17 juin 1963 (dodis.ch/19003) et la lettre de P. Micheli à O. Schürch du 5 décembre 1963 (dodis.ch/18996).↩
- 11
- Ouvrage de R. A. Stein, publié à Paris en 1962.↩
- 12
- Pour la réponse du Conseil fédéral à la proposition du Département fédéral de Justice et Police du 9 mars 1963, cf. le PVCF No 621 du 29 mars 1963 (dodis.ch/18992).↩
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Nepal (Politics) Aid to refugees