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L’Ambassadeur de Suisse à New Delhi, J.-A. Cuttat, au Secrétaire général du Département politique, R. Kohli1

Entretien Avec M. Nehru

A la fin de ma dernière lettre politique, du 26 octobre2, je vous disais que j’aurai sans doute prochainement l’occasion de préciser au Pandit Nehru que notre neutralité, dont il a expressément reconnu l’utilité dans l’ordre international, doit son caractère propre au fait qu’elle est permanente. Cette occasion s’est présentée ce matin au cours d’une visite que je lui ai faite pour lui demander, notamment, s’il approuvait l’initiative suisse visant à construire dans le Canton de Schwyz, à Rothenthurm, un monastère3 destiné à recevoir un groupe de lamas tibétains réfugiés en Inde.

Voici comment s’est déroulé l’entretien. Loin de consentir sans autre à autoriser ces lamas à émigrer en Suisse, il m’a dit qu’il demandait à réfléchir pour «absorber» cette idée. Certains milieux lui ont demandé d’accorder un visa de sortie à des lamas pour leur permettre de s’établir aux Etats-Unis. Ce projet ne lui est pas sympathique. Il lui reproche d’abord d’exposer des Tibétains «très arriérés» à subir le «choc» de l’américanisme hypermoderne. Par la suite, il mentionna le fait qu’en Amérique on entretiendrait chez ces lamas le désir utopique de retourner au Tibet, et chercherait ainsi à exploiter leur présence pour des fins politiques. Je lui ai demandé si ce danger ne pourrait pas être conjuré, à l’égard de lamas venant en Suisse, en demandant au Dalaï

Lama, leur autorité suprême, de leur interdire toute activité politique4. M. Nehru répondit qu’il avait déjà adressé ce désir au Dalaï Lama en ce qui concerne les

Tibétains réfugiés en Inde, «avec un succès relatif».

C’est alors que j’ai ouvert une parenthèse sur notre neutralité. A titre d’exemple, je lui ai dit que tout récemment, le gouvernement népalais, désireux d’éviter le reproche de pencher du côté du bloc occidental, avait exprimé le désir que le Comité d’aide aux réfugiés tibétains au Népal, qui est composé d’Américains, d’Anglais, de Suédois et de Suisses, soit dirigé par un groupe de elle seule, est aux yeux du gouvernement népalais une garantie de parfaite neutralité. C’est que, ai-je ajouté, le caractère permanent de notre neutralité nous «entraîne à pratiquer ce comportement», ce qui n’est pas le cas de la neutralité occasionnelle. La Croix-Rouge internationale, ai-je précisé, ne peut fonctionner que grâce au caractère permanent de cette attitude politique. M. Nehru m’a répondu: «Vous avez raison, grâce à sa neutralité permanente, la Suisse offre à cet égard des garanties qu’aucun autre pays ne peut fournir».

Aussi, à la fin de l’entretien, m’a-t-il dit que le projet susnommé «l’attirait», et m’a conseillé de l’examiner plus en détail avec son secrétaire des Affaires étrangères5.

Comme vous le savez, le Pandit Nehru a souvent déclaré, qu’à son avis, la neutralité n’avait de sens qu’en temps de guerre et devenait sans objet en temps de paix. Le 21 octobre6, il a nuancé cette vue en disant que la guerre froide favorisait l’attitude neutre. Aujourd’hui, il me semble avoir fait un pas de plus en reconnaissant la valeur du caractère permanent de notre neutralité.

Les initiateurs du projet suisse indiqué ne semblent pas s’être rendu compte du fait que des lamas réfugiés en Inde, pour pouvoir venir en Suisse, avaient besoin de l’autorisation des autorités indiennes et que celle-ci comportait certains aspects politiques. En recommandant cette belle initiative la presse suisse (NZZ, Weltwoche) aurait dû, pour le moins, mentionner que la mise en

œuvre du projet était subordonnée à l’octroi de visa de sortie par le Gouvernement indien.